Bondamanjak

ADELAIDE EST RENTRE AU PAYS, SANS SES JAMBES

Une simple histoire Elle date de deux ans. Elle n?est connue qu?aujourd?hui ADELAIDE débarque en France en décembre 1962 pour y accomplir son service militaire. Il est affecté dans la région militaire de Lille. Son corps est l?Infanterie coloniale annelée Infanterie de Marine. C?est celui de tous les Français des départements d?Outre-Mer. Adélaïde X est Martiniquais. Il a l?âge des appelés, vingt ans. L?hiver 62-63 est très rude. Adélaïde a froid et il a mal aux jambes. Il le dit. Il parle le créole, il est très difficile de le comprendre, mais lorsqu?il dit qu?il a mal aux jambes on le comprend. On le comprend puisqu?on le traite de tire-au-cul. Les man?uvres ont lieu. « L?entraînement physique du combattant » est obligatoire pour tous les soldats, y compris ceux qui viennent d?Outre-Mer. On le sait : dès les premiers jours qui suivent leur incorporation, les soldats sautent le mur, font des marches de plusieurs heures, rampent etc., quel que soit le temps, qu?il gèle à pierre fendre ou que ce soit la canicule. Cela sans aucun entraînement préalable. Au bout du fil Adélaïde, pendant les man?uvres, a encore plus mal aux jambes. Dans le Nord, l?hiver est encore plus froid. C?est le premier hiver de la vie d?Adélaïde. Il est probable qu?il souffre de névralgies provoquées par le froid. Nous ne le savons pas précisément. Il se plaint. Il a mal aux jambes. Il se plaint de plus en plus. Il se plaint trop. Le sous-officier de carrière duquel dépend complètement Adélaïde décide de punir Adélaïde parce qu?il se plaint trop : Adélaïde devra rester agenouillé dans la neige pendant plusieurs heures. C?est la seule façon qu?a trouvée le sous-officier de carrière pour faire comprendre au jeune Martiniquais que dans l?armée on n?admet pas les tire-au-cul. Adélaïde, puni, reste plusieurs heures agenouillé dans la neige. Nous ne savons pas exactement où cela se passe. Si c?est dans une caserne de Lille ou dans un champ de man?uvres. Il est probable que c?est dans la cour dune caserne. La preuve en serait celle-ci : les douleurs d?Adélaïde devenant intolérables, Adélaïde se relève comme il peut, se traîne jusque dans la caserne, il hurle de douleur, il est sans aucun recours contre le sous-officier qui lui a infligé la punition, sauf celui de rentrer dans la caserne, de se jeter sur le premier téléphone venu, de hurler qu?il devient fou de douleur. La chance d?Adélaïde c?est qu?il y a quelqu?un au bout du fil, un autre militaire. Celui-là est convaincu qu?Adélaïde ne ment pas. Quelqu?un arrive à la caserne. Une ambulance arrive. Adélaïde est transporté à l?infirmerie. Diagnostic : il a les deux jambes gelées. Adélaïde est amputé des deux jambes à la hauteur du genou. Il reste plus d?un an à l?hôpital Villemin à Paris. Il ne reçoit aucune visite. Il est réformé. L?évaluation de sa pension est longue. Elle demande des mois. Il paraît que le sous-officier qui l?a fait agenouiller dans la neige a été « cassé ». Nous ne savons rien là-dessus. Nous ne savons pas non plus comment, dans le B.R.H., le Bulletin de Renseignements Hebdomadaire de l?Armée, (publication confidentielle qui rapporte les « incidents divers » de la vie militaire des soldats et, par exemple, les circonstances de certains suicides), le cas d?Adélaïde X? Martiniquais, 20 ans, a été rapporté et expliqué. Adélaïde a été rapatrié à la Martinique en décembre 1963. Muni de deux jambes orthopédiques procurées par l?armée, il a rejoint son pays natal. Il ne sait ni lire ni écrire, personne ne sait ce qu?il est advenu. A l?Hôpital Villemin, on a été très bon pour lui et il y a été très sensible. Il lui arrivait d?être gai. Il lui arrivait aussi d?être triste et prostré pendant des journées entières : ne dansera plus jamais Adélaïde. Mais, triste ou gai, il croyait au Bon Dieu avant et après son grand malheur. Il disait du sous-officier : « Moi, je lui ai pardonné ». Adélaïde, a pardonné de l?affreux pardon que nous lui avons appris. M. D. NB : Article paru dans le NOUVEL OBSERVATEUR, il y a maintenant 40 ans.