Bondamanjak

Animale sauvage

Une énergie qui lui permit de modeler à elle seule façon de dynastie sans possessions ni membres illustres mais dont chacun, et surtout chacune, va – dépositaire d’une puissance inaliénable, transmise de génération en génération. Tranquille assurance de la nécessité de s’approprier sa vie, le seul bien qui nous restera jamais. C’est ce legs qui a déterminé chacun de mes choix personnels et professionnels, chaque rupture, aussi, et fonde ce que je crois pouvoir aujourd’hui appeler un parcours. Chemin heurté mais toujours droit. Nids-de-poule, ronces, oasis, menaces et tempêtes : l’indépendance coûte cher. Il n’est pourtant de prix que je ne consente un jour à payer pour elle.

Féministe assumée, revendiquée et prosélyte. Dans la société matriarcale d’où je viens, la question ne se pose même pas. Ce qui m’arrive aujourd’hui ne pouvait donc que faire bondir l’animale sauvage que je demeurerai jusqu’à mon dernier souffle. D’aucunes, d’aucuns, se sont étonné(es) que je déclare comprendre la décision prise à mon encontre. Faire partie d’une entreprise, en être l’un des visages connus, entraîne une obligation de solidarité et de réserve que je sais observer. Ne pas trahir la confiance de gens que j’aime. Professionnellement, ne pas exposer une rédaction entière à un soupçon semble-t-il inévitable, ce n’est pas faire preuve de mollesse, mais de responsabilité. Ne pas apparaître comme l’instrument de telle ou telle chapelle politique, ce n’est pas de l’hypocrisie, mais de l’instinct de survie ! Pour autant, ménager son entourage et modérer son expression n’empêchent pas de penser. Par soi-même.

Ainsi donc – et bien au-delà de mon cas, qui n’est rien au regard des difficultés que des millions de femmes affrontent chaque jour en France – aujourd’hui, une femme serait encore condamnée à penser comme et par son compagnon (remarquez que la question ne se pose jamais pour un couple de femmes). Exerçant le métier qu’elle a choisi, elle serait toujours, au travail et dans la construction d’un raisonnement, incapable de s’émanciper non seulement du jugement dudit compagnon, mais aussi des sentiments qu’elle nourrit pour lui. La femme, cet être fragile et émotif comme chacun sait, pas assez autonome pour affronter seule une éventuelle attaque (verbale !) d’un interlocuteur malhonnête, pas assez armée pour faire la part entre sa vie privée et son engagement professionnel ? Un cerveau in-disponible en quelque sorte, parce que colonisé par celui de l’homme qu’elle aime… La question ne concerne pas que moi. Elle est le quotidien de milliers de femmes ayant réussi, à force de travail, à construire une carrière, à exercer des responsabilités, à porter l’image d’une grande entreprise, d’un groupe, d’un parti politique. Un procès permanent en incompétence, manque de maîtrise ou hystérie. Une culpabilisation générale, parfois autoalimentée, à propos de notre prétention à vouloir tout réussir à la fois. Une négation, également, de nos choix, dès lors qu’ils dérangent l’ordre établi. Voyez la démesure des réactions provoquées par le simple refus d’une ministre de dévoiler le nom du père de son enfant. Comme si passer au crible le travail qu’elle a fourni au poste qui était le sien revêtait moins d’importance pour le pays que l’intimité de sa vie de femme…

Non, je ne vis pas dans une bulle, indifférente à la critique ou au questionnement. Oui, je sais que ma vie de personne publique suppose une rectitude privée permanente. Oui, concrètement, aimer un responsable politique n’est pas la configuration la plus simple à gérer pour une journaliste politique. J’ai cru pouvoir être jugée sur pièces… A tort.

Propriétaire de ma vie, de mes pensées et choix. Ainsi me suis-je construite. Avec l’aide d’autres, mais sans avoir rien volé de tout ce que j’ai conquis. Considérée à mon corps défendant comme une manière d’étendard pour tous et toutes les nous autres que je rencontre parfois. Exclus de toutes couleurs et-ou origines sociales. C’est à eux que je m’adresse aujourd’hui.Nous autres, non destinés à la vie que nous avons choisie. Marqués du sceau de déterminismes ineptes, mais porteurs de cet inaliénable désir d’échapper à la dépossession de soi. Humains, debout. Intacts.