Bondamanjak

Arnaud Montebourg : La lettre à Kouchner

Mon cher Bernard,

Pour moi, tu es d'abord un ami, un homme de haute estime qui, dans tes actes, a contribué à changer la face de ce triste monde.
Pour nous tous, tu as inventé la théorie du droit d’ingérence d'abord médical et humanitaire, puis politique et judiciaire, cette ingérence qui fait céder la dictature devant l'impératif humain.
Tu n’étais pas un homme de parti ; tu te voulais en marge, un franc-tireur, c'est pour cela qu'au côté des Français nous t’aimions.
Tu fus un bon ministre de la santé dans le Gouvernement Jospin : droit des malades, équilibre de l'assurance maladie, et soutien aux hôpitaux de proximité. J'aimais ta manière d'aborder les problèmes et de les régler. Ton intransigeance te faisait avancer. Mais aujourd’hui, Bernard, tu le sais toi-même, la « rupture » de Nicolas Sarkozy dans laquelle tu as voulu jouer, te laissera sur le carreau, en loques, et seul au monde.
Car la politique étrangère de Sarkozy, c'est l'exact contraire de tes valeurs et de tes choix, puisqu'elle consiste non pas à restaurer la force de la parole de la France, mais au contraire, par narcissisme pulsionnel de son président, à se jeter aux pieds de tout ce que le monde compte de puissants, même condamnables. Sarkozy veut la photo avec tes ennemis historiques et moraux, et toi il ne te reste qu'à tenir la chandelle…
Le French Doctor en voyage officiel a Pékin, sous pilotage sarkozyste, n'a pas même un mot pour son ami le Dalaï Lama… As- tu oublié, Bernard, cette si belle leçon de diplomatie que ce toast assassin du Président Mitterrand au grand dîner d'apparat du Kremlin où il mentionna dans un silence de mort le nom de Sakharov ?
Les félicitations de l'Elysée à Poutine, auteur d'élections frauduleuses et probable commanditaire d'assassinats d'opposants, sont elles justifiées ? Ce ne sont pas des chapeaux -comme tu l'as si bien théorisé toi même- qu'il te faudra avaler, mais à ce rythme les Galeries Lafayette toutes entières.
L'épisode misérable et inquiétant de la visite de Khadafi à Paris a montré ce qu'est devenue cette brillante politique étrangère à laquelle tu prêtes désormais ton nom : la  diplomatie française ridiculisée, le président contredit publiquement, la leçon de Khadafi à la France sur les droits de l'homme, les contrats inventés pour la plupart et envolés pour ceux qui restent… Beau succès !
Bien sûr, tu diras que ce ne sont pas tes décisions. Mais c'est là tout le problème, cher Bernard. Tu le sais mieux que d'autres, ce n'est pas toi le véritable Ministre des Affaires étrangères, mais l'omnipotent patron de la cellule diplomatique de l'Elysée, Jean-David Levitte qui fait nommer les ambassadeurs, construit les stratégies, représente le président et négocie dans ton dos. Toi tu es bon pour recevoir les ONG, pendant que les choses sérieuses se décident ailleurs… Tu es bon pour aller à la télévision ou à l'Assemblée nationale porter les lourdes valises de ce que tu désapprouves. Jusqu’à quand ?
Combien d'autres « heureux hasards », comme ce prétexte que tu imaginas pour t'échapper du piège Khadafi à Paris, faudra-t-il que tu inventes pour organiser ta défausse, habiller ta mauvaise conscience, et dissimuler ta gêne désormais publique ?
Jusqu'ou l'humiliation devra-t-elle faire entrer son mauvais parfum dans ta tête pour que tu réagisses enfin ?
Je fais partie de ceux qui ne peuvent pas croire que tu es homme à te laisser réduire par la cuisson du pouvoir à ce tout petit rôle de figurant, comme le montrent ces images répétitives de ton effacement.
La seule explication que je vois, c’est que tu as un accord politique avec  ton
nouveau maître, le Président Sarkozy, pour te faire accepter ce que ton amour propre rend inacceptable.
La glissade atlantiste incontrôlée dans laquelle les sarkozystes emmènent la France a semble-t-il reçu ton soutien. Tu étais le seul homme à gauche à soutenir l'expédition américaine en Irak en 2003, quand Sarkozy était l'un des rares à droite à soutenir les funestes projets de l'Administration Bush. Le récent voyage du Président français aux Etats Unis fut remarquable, en ce que la France n'a pas dit un mot de désapprobation contre l'incroyable manipulation de l'opinion publique mondiale sur la prétendue détention par l'Irak d'armes de destruction massive.
Tes déclarations bellicistes sur l'affaire iranienne s'emboîtent parfaitement avec les desseins de la fraction la plus dure des Républicains américains, au moment même où les agences de renseignement américaines ont rendu un rapport (National Intelligence Estimate) invalidant, au point de les ridiculiser comme celles d'un vassal aveugle et empressé, les déclarations du Président français et de son Ministre des Affaires étrangères que tu es.
Ce ciment atlantiste qui t'unit à Sarkozy serait donc celui qui te maintient à flot dans cette pitoyable comédie, qui commence a Disneyland mais finit dans la tragédie d'une guerre incontrôlable, peut-être mondiale.
Si c'est ce sinistre dessein qui te fait composer ainsi jusqu'avec toi-même, je préfère te dire que tu ne t'en relèveras jamais. Les Français ne te le pardonneront pas. Nous non plus. Le mieux pour toi-même et pour la France serait que tu prépares ta sortie. Commence à réfléchir à ce que tu écrirais dans ta lettre de démission. Tu seras ainsi encore Bernard Kouchner, pour longtemps.

Bien affectueusement a toi.

Arnaud Montebourg