Bondamanjak

Bélya pou Sézè : a lavi, a lanmò mais en CONSCIENCE ouverte

Heureusement, il a été vivant.

Il est mort. 

Heureusement. 

1635, pour nous en possessions françaises.

Dès le commencement de notre Commencement, il y eut la crête de nos mornes. Nos mornes qui sont nos véritables refuges du refus. Il y eut les Mines qui mangeaient de la terre dans le seul but d’accéder au trépas qui leur permettrait le retour. De cette terre qui aujourd’hui nous échoit en dû, ils mangèrent pour dire leur refus. Il y eut les empoisonnements, les avortements, les incendies, les assemblées interdites tenues la nuit malgré tout, les Dieux camouflés par les rets créatifs, et tant d’insolences, d’impudences, de silences parlant, de tjip, de woy, de han, de mains sur les hanches, de bouches sur le côté, de coups de gros zyeux, de kalté coups de twazé. L’esprit qui conçoit, soit l’intellect, en éveil pour marquer l’insoumission. 

Il y eut tant, tant et tant de ces manifestes de rébellion et de résistance, ces audaces qui sont en soi de vrais mornes, de véritables positionnements idéologiques, de véritables actes politiques. 

Grâce à eux,  et seuls, nous avons vaincu la mort car c’est elle et elle seule qui avait été envisagée pour nous en Amérique. Physique et psychique. Surtout psychique. Il fallait que meure l’âme nègre, qu’elle soit mortifiée par la phagocytose de tout autre. L’autre, isidan, ne sera jamais que le blanc. Le père Labat préconisait lui-même une méthode. Chers colons, entretenez-les le plus que possible et ils finiront par oublier leur patrie. Il faudrait les « dépayser » pour toujours, disait-il. Commencez par les déposséder de leur indice principal d’identité, ça leur apprendra. Ils n’oseront dire : « mon NOM est celui de mon père, il est tel » ; « JE SUIS, tel, telle ». Ni ce jour, ni demain. Ni eux, ni leurs enfants, surtout pas leurs enfants. L’oubli ne se soumet jamais à la mémoire. A tout jamais ils iront ainsi, voyez-vous : ‘esclaves à belles dents. Possession de Monsieur ‘ de’ Sigalonie.

Esclave très très bonne cuisinière. Bien meuble de Madame ‘de’ Lucy ».

Esclave obéissant au fouet, grande propension à la soumission. Acquêt inaliénable de Monsieur Hayot’. 

Tonnè di sò ! Au commencement de notre Commencement, le marronnage. Soit, une justice. Soit, le juste et le pertinent lorsque le dominant ne l’attend pas. Faire le juste et le pertinent pour impatroniser sa liberté et son existant. 

Seul un esprit CONSCIENT de la réalité environnante peut opposer et apposer une réaction. Une action. L’esclave d’Amérique est dans la conscience. Il a le savoir et la connaissance de ce qui se joue. Victor Schœlcher le clame, l’esclave comprend. Il sait et il connaît le sens amoral de l’ignominie. Il comprend l’urgence. Il faut sauver l’Homme. Sauver la présence Afrique en Amérique. 

Nous sommes de l’urgence mais nous sommes aussi une urgence. Nous sommes l’urgence de faire mourir la mort et triompher la vie, symboliquement et concrètement. Nous sommes l’urgence de l’Etre qui veut ETRE. Nous sommes l’Homme sauvé. L’humanité épargnée.

Un accomplissement d’entre les accomplissements dont la plupart d’entre nous, n’est pas consciente. 

Chez nous, en Amérique et particulièrement en Amérique insulaire, fut sauvé l’Homme. 

Des deux parties en terres d’Amérique, c’est nous qui avons eu foi en l’humanité. Nous ne l’avons pensée qu’ouverte et inclusive. Notre Présence vivante parle pour notre foi. Nous avons proposé au monde un multiplié de l’un, non envisagé. Césaire saura, comprendra et dira, ‘Je veux le seul/ le pur trésor/ celui qui fait largesse de l’autre’.  

Dans la complexité de la situation esclavagiste et colonialiste, dans l’extrême complexe engendré par elle, je retiens qu’au mitan de la foison des trahisons, des velléités, des ambigüités, des ambivalences inavouées, des riz, des ròl, de la nonchalance, la résignation, la prompte docilité parfois, l’empressement à déférer à la démence de l’autre-blanc, le sa-w lé fè nèg mwen, il y eut la grandiose audace des Justes. Pour que l’Etre soit conforme à sa réalité dans la liberté.  

Acter dans l’urgence n’a pas signifié anarchie encore moins bricolage ou rapièstaj

Rien d’autre ne fut jamais envisagé pour l’esclave par celui qui entendait faire tout seul sa construction en Amérique. Mais l’esclave déploie et exploite, sous bien des formes, le séditieux soulèvement. La cautèle fait aussi notre esprit.

En guerre malgré lui, l’Africain en Amérique qui sait et comprend que va disparaître l’Afrique en lui, veut tout de même en sauvegarder des traces. Il démontre la ruse pour la résistance.

Stratégiciens à stratagèmes, stratégies et méthodologies. Ces dispositions furent commises comme l’énonce la parole du conte et comme le manifeste notre seule présence en Amérique. 

Notre sur-vécu, c’est-à-dire, notre détermination à Etre dans un Nouveau-Monde hostile aussi en fonction de ce que nous avions été en Afrique, soit, la sauvegarde de traces marquant la psyché africaine, est une irréfragable déconstruction de la construction imposée. Une prise de liberté irréductible. 

Cette déconstruction est une Parole dézòdè qui fait de l’ordre du dominant un véritable désordre.

Cette Parole est un marronnage incontestable. Aussi imprévisible que l’être qui la profère. Héritage nôtre, ayant été. Etant encore. 

Ayant déclaré la guerre au motif de son profit, le colon appointit, lui aussi, sa ruse. Celle pour l’éradication de la personnalité africaine en Amérique. Le Père Labat lui-même en use allègrement (point étonnant que Lafcadio Hearn nous rapporte la représentation collective de Labat comme un réprimandeur, un mangeur d’enfants. Ainsi, les mamans disaient à leurs enfants : ‘si tu n’obéis pas, le Père Labat viendra te prendre’). Pour parachever la victoire sur ses esclaves convertis à son Dieu chrétien mais vouant encore allégeance à leurs Dieux africains, il leur faisait carrément accroire qu’avant d’être chrétien, lui, était noir. La conversion à la chrétienté lui aurait valu une bienheureuse transmutation en blanc. Victoire. Le mensonge du colon est encore aujourd’hui tenu pour vérité.

Ainsi, les enfants d’esclaves que nous sommes dans le désir freudien de la lactification. Outre la folie à laquelle elle renvoie, l’aliénation désigne l’extranéité de soi à soi.

Les armées de psychiatres dont nous avons grandement besoin manquant, Fanon élabore. Tout seul. En révolte, il met à nu le trauma, la névrose, la maladie mentale de nous autres. 

Voilà, si nous n’avions pas été nègres, nous n’aurions pas été esclaves. A bas, ce nègre qui ne sait se dépendre de notre corps. C’est lui qui obstrue le corps, l’âme. Expectorons-le. A bas ces ancêtres, dans le souvenir, dans la mémoire. A bas, eux qui ont osé nous transmettre, qui n’ont su nous transmettre, que cela qui nous damne. A bas, ce negrus, qui par notre bouche, veut toujours dire son âme. Vive la dénégrification. Que se résolve la négrure dans le clair de peau. Lapo sové nan lèspri maré.

Plus tard, Césaire reconnaîtra les siens : « Et voici ceux qui ne se consolent point de n’être pas faits à la ressemblance de Dieu mais du diable, […] » 

Et puis, 1848.

La déstructuration planifiée semble triompher.

Elle est largement approuvée.

Oubliez. Oublions. Ce n’était qu’une petite partie de morbidisme, sans plus. Allons, donc ! Cela ne se reproduira jamais. Paroles de grands blancs ! Vous fûtes de bons petits-nègres. Ah, pour sûr, vous avez su en produire, de ces grains. Pensez-y, vous avez tout de même eu à tâcher avec la tige la plus sucrée qui soit. Quel idéal ! Un privilège consenti à nul autre. Non, vous n’avez pas à vous tancer même si vous auriez pu en faire plus. Vous avez parfois trainé des pieds. Vous savez, c’était pour cela seulement, le fouet. Tâchez maintenant que vous vous éleviez au rang du grand blanc. Comme cela, le monde qui vous regardera oubliera que vous fûtes, un jour, les derniers des Hommes. Vous qui vous regarderez vous épargnerez le sentiment de honte. 

L’urgence du quotidien grandit. Sur le poids de son corps seulement nouvellement, le nègre n’a même pas le temps d’apprendre. Il va. Conjurer la faim. Enlever les chiques. Respirer. Kon i pé.

L’être martiniquais nègre dans le néant. Un Etre en Néant.

On va pianm pianm pour l’équilibre, foufou à toute allure dans l’aliénation. 

L’héritage est honoré, nous sommes d’excellents récepteurs. Ascendre en devenant plus blanc que blanc. 

Encore, 1946.

La départementalisation s’affirme. Mayotte Capécia (Lucette Céranus Combette) se pose, noir sur blanc, publiquement, par l’entremise d’une plume, en prototype de l’aliénation. Elle insiste dès son paratexte, désespérée, elle crie, pourtant, ‘Je suis Martiniquaise’. L’aporie côtoie la détresse, la naïveté, le tragique. L’être martiniquais apparaît dans la béance de l’écartèlement. L identité est une volée de bois vert. La prémisse est saisie ; être Martiniquais c’est vouloir coûte que coûte, vaille que vaille, ne pas être martiniquais.

A contre-courant de l’idéologie dominante, Mayotte paiera cet élan de VERITE, on ne peut plus cher. Fanon la sacrifiera à sa démonstration. 

Mais, heureusement, il a été vivant. 

Témoin vivant, il sait, il connaît, il comprend.

Lui aussi est bon récepteur. Il rend grâce à l’héritage. Mais il CHOISIT. Le bon. Il lui souvient le sang, l’audace, le marronnage. C’est celui-là pour lequel il fait choix. Il se fait marron et imprime les caractéristiques de son identité. Il est marron car les chancelleries ne l’attendent pas. Car son action impose une Présence survenue pour demeurer. Il est marron parce que la parole est énoncée dans un contexte structuré dans l’adversité la plus tenace et farouche. Il exorcise l’aliénation. Il porte l’idéologie à l’ultimatum du bienfait. Oracle sibyllin, il parle pour son peuple en lequel il se fond. Il parle à son peuple prêt à se tuer dans la dilution lactifère. Il lui dit son fond secret, son constituant physique et psychique. D’autorité, il fait le monde occidental blanc, toujours récalcitrant à reconnaître l’Autre, entrer dans la connaissance de son existence dont il est, comme il le proclame, l’unique déterminant : « Je force la membrane vitelline qui me sépare de moi-même, / c’est moi rien que moi qui arrête ma place […] ».  

L’esprit qui conçoit articulé en mots sibylliques. L’intellection, ressource du plus intime tréfonds du Moi solidifiant la foi. L’intellection asseyant dans l’inébranlable, la conviction que l’Etre est. Détour suprême parce qu’il est le manifeste de la conscience ouverte, et qu’il impulse l’action.  

A la fofolie du peuple, Césaire propose la parole fouben. Hautement politique.

Il impose une audace qui parle son propre: 

La non-peur

Hors la passion pénible excitant le danger, la menace, Lui a osé envers et contre tous. 

La conscience ouverte

Pour la connaissance et la reconnaissance de l’existence du Moi parmi le monde et ses Hommes. 

La foi

Protestations de loyauté au Moi et à l’Homme. Croire du plus profond du Moi que l’on Est. Prendre son Etre à la racine du bas ventre vertueux de création, le faire remonter en cri déhiscent et l’offrir au monde en partage d’une humanité plus grande. 

La dilection

Seul l’amour le plus pur pouvait. 

L’Homme

Exaltation de la grandeur de cet animal raisonnable pourvu d’une histoire, à même d’amplifier ses facultés intellectuelles, sa condition et sa nature grâce à la communication avec les ancêtres et d’autres que lui-même. 

Le Juste

La parole de la justification incompressible restituant l’Homme à la grâce humaine. 

L’œuvre Ce qui est fait pour la rémanence. Une pensée neuve muée en action commandée par la Non-peur, la Conscience ouverte, la Foi, le Juste et pour l’Homme nouveau replacé en le centre de tout. C’est l’œuvre de Dieu.  
 

Enfin, 2008

Il est mort. 

Heureusement.  

Comme Dieu, il a subi la déréliction. Seul face au peuple, qui dans son inconscience voulue, entretenue, ne voit ni n’entend. Comme Dieu, il fut une offrande sacrificielle.

Comme pour Dieu, c’est dans la mort que vient la vie. Heureusement, cette mort. Heureusement. Une mort qui n’a de raison que la vie qu’elle insuffle. C’est par elle que l’ignorance est résoute en le savoir, la connaissance, la compréhension, la conscience. Par elle, vient la Révélation des religions positives.

Des milliers d’entre nous, (une foule en foule, en danses, en chants) ont compris sur le fait de la mort, l’étendue de l’œuvre, le grandiose de l’homme. Des milliers d’entre nous, ont eu, dans l’imprévisibilité et la soudaineté, donc, dans le choc, à regarder en face leurs manquements et leurs carences inexcusables. La violence du choc a semondré une réaction-action tout aussi violente, fulgurante. Se racheter, se convertir à la foi de l’homme, du Grand Homme, a été une réaction instinctuelle, intuitive. Laver la vérité qui a point au cœur et à l’esprit de ne l’avoir ni vu, ni entendu alors qu’elle était ici là même, d’une visibilité éclatante. Dire merci, tardivement, mais du souffle du ventre, par le plus propre de ce qu’on est. Montrer son inclination, dire sa révérence, et dire à l’homme sa volonté de l’ériger, maintenant, dans le ciel de sa dimension. La réaction-action s’est manifestée patemment par l’identité latente. Celle qui, continûment camouflée d’une défroque messéante, surgit au plus vif de l’émotion. Retour du soi en soi, retour au pays natal. Le Martiniquais est là, au fond de lui, prêt à l’érection par instinct, parce que, « on a beau peindre blanc le pied de l’arbre la force de l’écorce en dessous crie ». 

Comme la foule en foule, les médias l’ont prouvé. Ils ont mené à la conduite réactive mais aussi à la connaissance qui a fait prendre conscience, sur le champ.

Le choc a été provoqué par les médias dès l’annonce de la mort, dans une immédiateté sans précédent. Trois jours seulement leur ont suffit pour éduquer avec le bon sens. La frénésie qui les a animés ne leur a jamais été connue. Ils l’ont accompagnée d’une compétence qu’ils répugnent à démontrer d’ordinaire pour les choses de chez eux. Mais ils ont surtout démontré qu’il leur est maintenant impossible de surseoir à continuer.  

Seuls mètpiès spésialis des affaires martiniquaises, les Martiniquais sont ceux qui font cela qui est martiniquais.

Par cette forme particulière avec laquelle ils ont dit ‘merci’ et ‘au-revoir’, ils ont énoncé intuitivement un manifeste d’ethnologie martiniquaise. L’humanité martiniquaise étalée dans une symbolique historique. 

Les danses et les chants qui ont marqué le rythme de cela qui est martiniquais ont écrit le manifeste. Le tambour l’a joué. Véritables attitudes et dispositions qui dévoilent la personnalité, cette forme particulière du merci et de l’au-revoir, a accordé les esprits sur un aspect de l’identité martiniquaise. Le phénomène est marqué de complexités et il conviendrait que des ethno-psychologues et des ethnologues nous éclairent quant aux décryptages possibles à leur accorder. Car s’il est vrai qu’un aspect de l’identité s’est exprimé sans retenue, la façon martiniquaise ordinaire d’exprimer la douleur de la perte d’un cher ne s’est pas imposée. Peut-être est-ce dû à  ce grand bonheur instinctuel de réaliser et de reconnaître ENFIN, la fin des ténèbres, l’entrée dans la lumière de la connaissance et de la reconnaissance de soi. Un nœud s’est dénoué. Un pas s’est accompli. Un soulagement du poids d’une attente dont la majorité d’entre nous n’avait, jusque là, pas été consciente. Enfin, en grand, on venait annoncer à cette majorité qu’elle était belle et grande et elle en saisissait, là, maintenant, la preuve. Cette grandeur était Aimé Césaire dont le grandiose véridique tournait en boucle sur tous les écrans. La majorité le réalisait bien, les médias étrangers français en faisaient une grande, grande affaire. La vérité étant avalisée par l’étranger, elle pouvait se vouer à elle tout entière. Souvent jugées apathiques, ces âmes étaient maintenant en révolution. 

Cet acte joué sans opilation par le peuple, n’était-il pas celui de Césaire lui-même ? « Par une inattendue et bienfaisante révolution intérieure, j’honore maintenant mes laideurs repoussantes. » 

Illustration par des chants circonstanciels et une avancée en PAS sûrs : 

« Bélya pou Sézè, manmay-la é, Bélya pou Sézè » 

« Emé Sézèr bon voyaj, bon voyaj Emé Sézèr 

La bondjé pran nonm ta-la pou mété-i la Matinik ban nou», 

« Pòté tanbou, pòté lakalinda, man di manman man lé monté oswè-ya

sé pa ayen man ka pòté alé, anmay-la

lè-ya rivé, man ka réyalizé » 

Et puis, les innombrables mèsi.  

Ces danses et ces chants, les coups de tambour donnés spontanément, étaient une conscience. L’Homme lui-même fait pleine acceptation de ce qui jadis semblait symbole de primitivisme: «Et à moi mes danses/ mes danses de mauvais nègre […]/ […] la danse il-est-beau-et-bon-et-légitime-d’être-nègre »  

Ainsi, ceux qui, affichant la mine de l’outré et du frappé d’étonnement, attribuent au peuple une outrecuidance indigne, un barbarisme réactionnaire, ceux qui dans leur état de spectateurs aux bras croisés sur leur propre stérilité crient ; « j’ai honte d’être Martiniquaise » ou « ces personnes qui étaient là à danser et à chanter, auraient-elles aimé que l’on fasse un tel carnaval, un tel vidé, un tel wélélé si cela avait été leur père ? » ; sont ceux-là mêmes que de son esprit, de ses mots, de son action, Aimé Césaire a combattu.  

De quoi proviendrait la honte de tels Martiniquais d’être Martiniquais ? De quoi proviendrait leur grand gênement de voir en représentation, cela qui est martiniquais ? D’avoir vu en les propriétés de la foule leur propre image, leur « représentant analogique » et d’avoir cru y déceler avec angoisse, un vié mès de vié nèg ? L’Occident s’empresse d’enterrer ses morts, vitement, vitement, la bouche cousue, les jambes corsetées dans un silence qui souvent hurle sa peine. Mais c’est cette attitude face à la mort, le signe de la respectabilité et la distinction des grandes civilisations ? Et cette foule qui n’a su en prendre graine, encore marquée de la présence africaine ? Ah, men non, nous qui pensions qu’en 2008, quand même, quand même, nous serions, déjà et enfin, dans notre Totalité, rendus à l’âme de là-bas ! 

Si barrière il y eut (il y en avait une), les femmes et les hommes en MARCHENT, le PEUPLE, en avant ou en arrière de la dépouille, étaient du bon côté. Ils étaient du côté d’Aimé Césaire. Et moi, avec eux.

Nous étions là où nous DEVIONS être, faisant cela que nous DEVIONS faire.

Nous avons fait, ensemble, comme il nous en a enjoint, le formidable Un de Nous.

Réaction tardive. Action vive mais épandant la conviction collective qu’elle était honnête, inexorable et juste. 

Dans la vie comme dans la mort, le Grand Homme nous offre un miroir insécable qui n’autorise qu’une possibilité. Se voir, se regarder, prendre la mesure de l’image de soi, et l’assumer. Dans la mort, il commande le marronnage d’une foule toujours espérée, mais qu’on n’attendait tout de même pas. 

Comprendre la parole d’Aimé Césaire, comprendre Aimé Césaire, c’est comprendre le peuple duquel il descend. 

Il n’est pas de ma démarche de tenter de résoudre ceux qui n’ont encore rien compris à eux-mêmes, les réfractaires à la foi en soi. Les demeurants de l’aliénation. Ceux qui, de leur remarque chargée de l’ignorance des foufou, montrent qu’ils n’ont pas saisi ce et qui nous avons célébré. Ceux-là qui, parlant en place des enfants de l’Homme, voudraient signifier que la barbarie qu’ils ont cru voir en le peuple en foule, était de l’irrespect. Il n’est que de souligner que l’homme a fait don de sa personne à « cet unique peuple » et émis le souhait d’en être, « le père, le frère, le fils, l’amant ». Par choix. Par nécessité. Encore, n’est-il que de considérer que toute sa progéniture a fait choix de résidence dans « ce plus essentiel pays », probablement parce qu’elle s’identifie à lui et le comprend. Elle s’est investie dans la construction de ce pays, dans les domaines les plus à même de refléter ses particularités, pour le rayonnement de sa culture et l’affirmation de sa personnalité. Théâtre, littérature, éducation, recherche, culture. Il n’est que de relever que c’est elle qui a accepté que son père soit accompagné du plus symbolique des compagnons ; le drapeau qu’il aurait aimé voir légitimé en illustration de son pays et de ses gens. Ultime marronnage. 

Partant, il faut retenir qu’Aimé Césaire, en choisissant la parole idéologique et l’action politique s’inscrit consciemment dans une TRADITION. Celle entamée dès le commencement de notre Commencement. Dans les Mornes. Parce que la nature même de notre naissance à obligé la vigilance, la résistance à l’effacement de nous-mêmes. Une tradition qui, depuis son avènement n’a eu pour visée que l’élévation, que l’émancipation du nègre, de l’être. Ainsi, si notre univers ne porte aucun mot à capacité de rendre la reconnaissance que le sensible le plus intime de ma fibre consciente d’elle-même voue à Aimé Césaire, je puis dire à ce peuple mien pourquoi et pour quoi, le TRAVAIL du Grand Homme doit être mené au parachèvement.  

La tradition reconnue et investie par Aimé Césaire, élaborée par nos aïeux les plus convaincus, symboliquement traduite par la foule, est la nôtre. Le refus de l’aliénation, de la servilité. Le refus de l’aphonie, du silence. Le refus de l’extinction de soi et celui de la néantisation. Mais la farouche appétition pour la liberté. L’impérieux besoin de la réaction, de la contre-action pour la sauvegarde et l’existence de soi-même en indépendance. De l’aliénation ou de la tradition réactive, nous devons faire CHOIX. Le pouvoir de faire choix implique que la CONSCIENCE soit alerte. Si le monde, d’Australie, d’Afrique, d’Europe et d’Amérique, a unanimement témoigné de sa navrance à l’annonce de la disparition du Poète, c’est bien parce que ce monde était dans la connaissance, le savoir, la compréhension « du rugissement du tigre » et donc, dans la conscience de la Parole proférée. C’est parce que ce monde, majoritairement intellectuel et artistique, s’en était remis à l’éducation, à l’instruction sur cette Parole. Nous devons à la liberté et à l’existence auxquelles nous aspirons tous individuellement, accéder à l’état de conscience en prenant temps et soin de notre instruction. La majorité de ceux qui, en Martinique a rencontré la puissance de la Parole de Césaire n’est redevable qu’à sa volonté seule. Cette volonté est leur audace, leur marronnage. L’éducation française à la française ne produira pas, bien au contraire, cette ouverture à la pleine conscience de soi. L’individu martiniquais doit accomplir lui-même, en responsabilité, les actes permettant l’élévation et l’émancipation de son collectif en se plaçant dans la tradition de résistance. Parce qu’il n’est pas vrai que nous sommes nus de tout et qu’il est vrai que, sak vid pa ka tjenbé doubout. Seule la totale conscience de, « Qui et quels nous sommes », peut mener à l’émancipation. Ces hommes et ces femmes en danses et en chants, parce que conscients (probablement pour la première fois) vivaient et donnaient preuve de l’émancipation. Il ne leur est maintenant pas permis le regrès car la nécessité de maintenir la tradition de résistance et de vigilance est rémanente en raison du contexte courant social, économique et surtout politique de notre pays. Cette tradition réclame que tous, nous la saisissions, que nous la portions à l’ultimatum de l’action pour qu’enfin, nous soyons, seuls maîtres de notre bord, debout et libres dans une construction dont nous serions les uniques concepteurs et directeurs. 
 

Lonnè épi rèspé

Hanétha Vété-Congolo

Universitaire-chercheure, Bowdoin College, le Maine, USA