Bondamanjak

Corail, Créateur Protéiforme

 par Renée-Paule Yung-Hing

«Il faut dire une chose : je suis d’abord un potier, un céramiste». Il se disait chercheur, toujours en quête d’expressions, d’expérimentations nouvelles. Corail a travaillé éperdument le bois, le sable, la terre, le fer, la fibre de coco, le tissu et nombre de matériaux ou médiums innovants pour l’époque. Céramiste, peintre, sculpteur, sérigraphe, décorateur, modéliste, jamais un artiste martiniquais n’aura été plus prolifique, plus inventif, et n’aura mis sa création et son pays à un tel niveau d’osmose.

Ses recherches audacieuses avaient défini le caractère libertaire de son art. Il usait de techniques incroyablement habiles, probablement issues de sa formation originelle de potier, de céramiste, alliée à une maîtrise particulière, combinant l’oxydation et la réduction de la matière. Il s’était, lors de maints entretiens, expliqué sur sa démarche artistique, son processus de création :

«Il y a certains tableaux dont la technique n’a pas changé, d’autres pour lesquels j’ai employé des matériaux aussi nobles que le bambou et le bois ti-baume. Comme quoi, avec n’importe quoi, on peut faire quelque chose. On ne doit pas stagner, on peut évoluer comme certains dans la forme. Par exemple, on a parlé des périodes rose, bleue de Picasso, et tout ça. Mais moi non plus, je ne peins pas avec de la peinture classique. Il faut dire une chose : je suis d’abord un potier, un céramiste. À travers les peintures en couleurs que tu vois là, on peut remarquer le travail de l’émail sur la faïence. Mais ce qui m’intéresse le plus, c’est cette technique-là, avec le bambou et le bois ti-baume, la peinture acrylique de La Seigneurie que j’ai appliquée en relief ; ensuite les morceaux de bois sont collés sur la peinture, je ne mets pas de colle ; ensuite, j’ai une aspersion de vernis, une technique que l’on connaissait déjà de moi, sans le bois, saupoudrage de sable, de poussière de terre de la poterie et puis, le feu. «Sé tala ki danjéré a !» Ça monte à deux ou trois mètres de haut. J’en prends plein la gueule. Pour brûler, j’asperge de white-spirit. Et c’est le white-spirit qui est le danger public dans l’affaire».

L’exploration du matériau, du procédé, semblait aussi importante à Corail que l’expression du soi. Tester leur résistance, c’est-à-dire leurs limites, les mettre à l’épreuve, enregistrer les échecs, et, comme un explorateur, mieux les pousser à bout afin d’en obtenir la quintessence après passage au feu. Comme si cette mise à l’épreuve de la résistance du matériau s’accompagnait d’une rage de dévoiler, d’une rage de faire connaître.

Ce mélange de silice de l’anse à l’Âne, de l’anse noire, de l’anse Dufour, jamais dans les mêmes proportions, saupoudré de terre, si secrète, si mystérieuse, terre de la poterie des Trois-Îlets, terre de ses ancêtres, terre étrangement incertaine, que rien ne peut contrôler, ni maîtriser. Feu… feu… feu…! La matière ainsi interrogée, transformée, révèle les ocre rougeâtre, les gris cendré, les beiges, les blanc grisé. Il y a quelque chose de fascinant dans le travail de Corail, c’est une sorte de compulsion, de répétition du geste d’enflammer, et, paradoxalement, pour l’éternel insatisfait qu’il était, un apaisement suite à la tension produite par les flammes et la chimie qui en résultent.

Il faut rendre à l’oeil les sensations du toucher : le rugueux, le lisse, le grenu, le doux, le rêche, le satiné, le glacé, et au toucher, les sensations de la vue : le droit, le courbe, le perpendiculaire, le transversal. Seul l’art du céramiste peut procurer pareilles émotions. Et se révèle une des oeuvres majeures de Corail, l’artiste engagé, Chalvet : c’est une veuve et ses trois enfants en pleurs, hommage aux ouvriers agricoles tués lors d’une des grèves les plus répressives de Martinique. C’est après son voyage d’Afrique en 1976, qu’il perfectionne sa technique de sculpture et représente ses parents Magrit épi Jisten, statues dont l’équilibre parfait est obtenu par un baiser sur la bouche.

«Là par exemple, il y a deux sculptures en bois d’Inde, c’est mon père et ma mère. Si j’ai pu sculpter ça, c’est parce que j’ai été invité par Senghor au Sénégal, et là, j’avais sculpté déjà comme on fait d’habitude, avec un ciseau, une gouge, un coup de maillet, tandis que là-bas, ils ont une espèce de petite hachette avec la lame de face qu’on appelle herminette, et j’ai appris à sculpter à Soumbedioum avec les Sénégalais… Contrairement à ce que certains pensent, là, il n’y a pas de ponçage.

Ce qu’ils m’ont appris, les Sénégalais, c’est de bien affûter ton outil, ensuite, tu l’essaies sur ton bras, et tu dois te raser comme si c’était un rasoir ; alors automatiquement, quand tu travailles avec ces petits coups de toc, toc, toc, tu as la surface du bois qui est parfaitement polie, et après, un petit coup de chalumeau pour donner la nuance que je voulais, un peu d’encaustique dessus pour cirer, terminé !».

Invention et talent se conjuguent chez Corail. Certains jours, la peinture relevant des recherches les plus accomplies cède la place aux esquisses et aux croquis. D’un geste sûr, d’un trait aisé, Corail croque, dessine. Toutes sortes de sujets donnent matière à esquisses : une affiche destinée à une exposition, une autre en solidarité avec la cause des peuples en lutte, une pochette de disque, des visages d’amis, d’inconnus, des dessins aussitôt offerts, aussitôt dispersés.

Corail ne se refusait aucun territoire d’expérimentation, ce sont aussi les tapisseries patchworks en bouts de tissu multicolores, découpés, cousus sur fond noir du centre des métiers d’art, dès 1960, et aussi les chemises, les robes et les boubous des extravagants défilés de mode de la fête de Justice portés par les jeunes filles de la Jeunesse Communiste. «Il s’était procuré des tissus avec lesquels il nous drapait en quelques tours de main… Ainsi nous défilions sur la scène de la fête de Justice avec toutes les copines de la Jeunesse Communiste. C’était un être extraordinaire, c’était vraiment un créateur dans l’âme, il créait sans arrêt.1» Les formes vont et viennent, les inspirations se modifient. Ce sont les peintures bleues de certaines de ses dernières créations. Bleues comme la mer, comme son âme. Bleu, sa couleur préférée, lui, l’insulaire. En peinture comme en céramique, il procédait par sensations.