Bondamanjak

Discours de Serge Letchimy le 26 juin 2009 à l’aéroport Aimé Césaire

 

C’est pourquoi M. le Président, souffrez que nous soyions respectueux de cette humilité qui fut la sienne, et que nous fassions en sorte que son esprit revienne ici, avec nous, parmi nous, et qu’il trouve dans cette cérémonie ce à quoi il avait toujours aspiré. Non pas la louange ou la célébration d’un homme, mais la louange et la célébration d’un combat, d’une conscience, et, pour tout dire, en ce qui nous concerne ici en Martinique, d’une exigence.  

En nous battant pour que le nom d’Aimé Césaire devienne celui de notre aéroport, et donc en le plaçant comme étendard de notre pays sur toutes les cartes de navigation du monde, nous avons choisi de symboliser non seulement un combat, mais de nous imposer à nous-mêmes le rappel incessant d’un contrat. Et ce contrat que nous avons passé avec Césaire, avec son oeuvre, avec son engagement politique, et avec sa mémoire, est celui d’un plus de liberté, d’un plus de dignité, et en finale, pour tous les dominés tout autant que pour les dominants, d’un plus d’humanisation.

Je veux ici solennellement remercier ceux et celles qui ont permis que cette démarche de reconnaissance soit aujourd’hui une réalité : d’abord le grand docteur Aliker, les membres du dernier conseil municipal à l’origine de cette demande, les institutions locales, le peuple martiniquais. Je tiens aussi, monsieur le Président, à vous remercier pour votre implication personnelle – vous étiez à ce moment Ministre de l’Intérieur — pour lever les obstacles d’une administration peu consciente de  l’importance de cet hommage du peuple martiniquais à un homme d’exception.

Nous avons voulu que ce nom devienne le trait d’union entre nous et le monde, pour souligner à quel point cet immense poète, chantre de la négritude peut être source d’inspiration d’une nouvelle humanité.

Apôtre inégalé de la dignité de l’homme noir, Aimé Césaire a toujours eu la volonté de dépasser le présent, de conjurer le passé de douleur et de haine, et de transformer toute la ferveur disponible en grand levain d’une liberté qui serait offerte à tous. Dès lors, ses choix et son combat, ont toujours été situé dans la perspective d’un Universel où tous les peuples de cette planète, connaîtraient une harmonie capable de se réunir dans un même mouvement de conscience. Mais une harmonie capable aussi de respecter les identités propres de chaque peuple, de chaque être porteur d’une histoire, d’une culture, d’une dignité, la dignité humaine.

C’est cette vision  prophétique D’Aimé Césaire, qui pour nous , s’érige plus que jamais en source d’inspiration et en appel au dépassement.

Ainsi, dans cet aéroport, le monde viendra vers nous par Aimé Césaire, et nous irons vers lui par Aimé Césaire.  

Mais Césaire disposait d’une éthique tellement clairvoyante que dans ce monde –– qu’il ne perdit jamais de vue, même aux moments les plus douloureux de ses luttes –– il délimitait un espace, la Martinique, il distinguait un continent, je dirais même : il désignait une espérance majeure : l’Afrique.

Césaire privilégiait l’Afrique.

Il espérait l’Afrique.

Il prophétisait l’Afrique.

S’il y avait là une conquête audacieuse des origines, et l’affirmation d’une identité dont la source était nègre, il y voyait surtout, et je cite : « comme un coeur en réserve ». Il savait que ce haut lieu de civilisations et de cultures, ce berceau des humanités, cette source de la conscience et de la pensée, représente une grande part de l’avenir du monde. Et face à l’aveuglement occidental qui n’y voyait que désastre, immobilisme, éjection de l’histoire, famines ou corruptions, Césaire avait la clairvoyance de proclamer que la situation apparente des Afrique était surtout le signe d’une domination et d’un écrasement devenus invisibles aux yeux même de ceux qui les mettent en œuvre, et qu’il n’y avait donc là aucune fatalité, aucune damnation ontologique dont serait victime l’homme africain.

Alors, ce port aérien où les avions se succèdent, où tant de consciences se croisent et se rencontrent, doit être considéré comme un lieu de pollinisation, un lieu de semailles et de fécondations. Il est donc infiniment précieux qu’il soit maintenant inauguré de telle sorte qu’il invoque, par la seule vibration du nom d’Aimé Césaire, un monde plus juste, un monde plus équitable, et surtout plus complet grâce aux forces instituées, restituées, honorées, de l’Afrique et des peuples opprimés du monde…

C’était là un des termes du contrat.  

Césaire disait « j’habite une blessure sacrée… j’habite une soif irrémédiable ». Il a tenu à ce que cette plainte soit inscrite sur sa tombe. Les significations du moindre vers de Césaire ne sont jamais simples, jamais univoques, et l’exégèse peut demeurer ouverte.

Seulement, j’ai la faiblesse d’y entendre ceci : le chantre de toutes les libertés humaines, ce fervent promoteur de l’Autonomie, est mort dans une terre, sa terre, dans un pays, son pays, encore sans responsabilité, encore dénué de toute possibilité d’initiative et d’action sur sa propre destinée. Avec ses « armes miraculeuses » et son engagement politique, Césaire a été l’homme de tous les combats. Et, inlassablement, dans les rapports de force toujours incertains, toujours défavorables de sa vie parlementaire, il n’a cessé de réclamer cette responsabilité qui nous manque encore, cette autonomie dont l’absence et la nécessité constitue en chacun de nous une sacrée blessure, une soif irrémédiable.  

Cette blessure est la part la plus vive, pour ne pas dire la plus urgente, du contrat qui s’impose à nous. Je ne suis pas le seul à en avoir conscience. Tous –– chaque martiniquais, chaque parti politique, au-delà des divergences de vues et de méthodes –– tous, exprimons la volonté unanime d’effacer cette blessure ! Lors des événements de février, le peuple martiniquais en son entier a exprimé son mal-être, son malaise, son désir de sortir de cette vieille blessure, et de pouvoir d’une manière ou d’une autre agir son destin.

Ce moment est venu.

Face à la crise mondiale, plus rien ne peut être comme avant, vous l’avez dit.

Face à la profonde crise que connaissent nos sociétés, les orgueils ont besoin de s’apaiser, les excès de verticalité doivent être abolis, et — c’est mon point de vue — la Constitution française ne pourra rester longtemps insensible et immuable face aux aspirations légitimes de reconnaissance et de dignité de nos peuples –    

Aimé Césaire avait compris que le plus précieux pour l’humanisation de l’homme était de toujours accorder un soin attentif aux différences et, par là-même, de vivre pleinement la diversité — une diversité qui libère les intelligences, les initiatives, les responsabilités. Pouvoir se rassembler autour de nos ressemblances est précieux, mais savoir le faire autour de nos différences est fondamental ! C’est pourquoi Aimé Césaire fut un défenseur acharné de l’Autonomie

Une République Unie, riche de peuples et de diversités, est la France nouvelle, la France d’un autre commencement !

Une Martinique, assumant désormais pleinement ses responsabilités dans un cadre républicain où l’autonomie n’est point l’ennemi de l’égalité des droits, est la Martinique d’un autre commencement !

C’est cette Martinique nouvelle et responsable qui appelle cette France nouvelle !

Mais il existe deux oppositions binaires qu’il nous faut dépasser.  

La première est celle d’une intégration passive, la deuxième est celle d’une dissociation non solidaire1. La fameuse accusation de vouloir le beurre et l’argent du beurre… Comme si le prix d’une autonomie était d’abord une sanction égoïste, qui méconnaîtrait tout le passé de ces générations de nos ancêtres qui ont enrichi et la France et l’Europe, qui méconnaitrait le sacrifice de milliers d’entre eux pour faire obstacle au nazisme- hier la république a réparée une injustice par un acte de reconnaissance envers les dissidents, ceux qui sont encore vivant -! Une sanction égoïste qui ignorerait cette richesse maritime, cette biodiversité, ces talents littéraires, scientifiques, sportifs, et ces ferveurs qui participent depuis si longtemps du rayonnement et de la richesse de la France.

La Martinique autonome appelle à une France solidaire ! Et dans le creuset de cette solidarité nous nommons aussi la dignité, le droit au développement local, le droit à la différence, notre capacité à auto instituer nos significations structurantes et nos règles.

Nous appelons à une nouvelle éthique du progrès.  ! une nouvelle éthique du développement.

Si dans mon pays des divergences existent sur les modalités et la portée de notre évolution, retenez surtout M. le Président, que nous sommes unanimes sur cette nécessité d’un engagement dans un processus de responsabilisation, qui n’est ni l’indépendance, ni le statut quo..

Cela appelle de la part de la France une grande et courageuse décision politique.

Cela appelle de la part de la Martinique un effort de dépassement et de lucidité sans précédent.

Il est temps d’effacer la blessure qui a tant fait souffrir Césaire. J’aimerais que mes filles, lorsqu’elles iront s’incliner sur sa tombe dans les années qui viennent, puissent lire autrement le poème qui s’y trouve. Il est temps de faire en sorte que « la blessure sacrée », « la soif irrémédiable », ne concerne plus la Martinique, mais qu’elle symbolise les autres préoccupations de Césaire : son désir d’Afrique, son exigence d’un monde plus juste, sa volonté de voir disparaître le capitalisme de prédations avec toutes ses virulences financières… Tous ces maux dont la liste serait interminable font, qu’aujourd’hui, nous habitons plus que jamais une blessure sacrée, un monde en souffrance où la faim progresse, où la misère augmente, où la malnutrition fait des ravages, où la biodiversité s’effondre, et où l’espèce humaine active sa propre perte.

Il est temps d’œuvrer à l’avènement de cet autre monde que Césaire devinait !

La Martinique autonome est prête à y prendre toute sa part !

Serge Letchimy