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Du Morne à Gorée

Khal Torabully, poète, sémiologue et réalisateur, a fait ce voyage à Gorée au début de l’année 2009 et de tous les voyages vers la mémoire de la traite et de l’esclavage qu’il a faits (Zanzibar, Nantes, Bordeaux, Bristol, Porto, Amsterdam…), le voyage à Gorée marque en lettres de feu ce recueillement et halte particuliers, si chargés d’émotions et d’imaginaires. Le point saillant ici, c’est évidemment la conscience de l’écrivain passionné d’Histoire et spécialiste comparatif de l’esclavage et de l’engagisme, de porter en lui un lieu classé dans son pays natal, le Morne, lieu symbolique de résistance à l’esclavage et la possibilité de jeter une passerelle avec un autre lieu symbolique à forte résonance mondiale, l’île de Gorée.

C’est la démarche de fidélité d’une île à une autre, et la nécessité d’établir cet obsessionnel pont entre les passés, les pages sombres et la volonté de les faire se dialoguer pour les intégrer et les dépasser. Du Morne à Gorée est donc un passionnant voyage auquel tous les mauriciens, conscients d’héberger deux sites classés au Patrimoine Mondial de l’Humanité,  et leurs riches contenus, sont conviés, car dans la ligne de mire du Morne, une île s’élève dans la baie de Dakar, d’où sont partis des africains de l’ouest, qui sont venus peupler Maurice.

D’une île à l’autre, de Gorée au Morne, une part de notre identité sommeille et le poète est venu l’interroger, l’imaginer, la mettre en perspective dans une exposition et un livre à venir, intitulés sommairement Gorée ou la vie, réunissant textes poétiques de Torabully et photographies d’Amaya Andres, photographe native de Bordeaux, autre ville de la traite négrière.

 

Une île s’élève dans la mémoire

Tout d’abord, situons Gorée, cette petite île dans l’Atlantique nord,  que l’on dirait provençale au large de Dakar, au Sénégal. Ses maisons ocres, jaunes, aux volets colorés, ses murs où s’appuient des bougainvillées, ressemblent à s’y méprendre à un village de Provence. Ici se sont succédé Hollandais, Portugais, Anglais, Français, ce qui n’est pas sans rappeler la colonisation européenne de Maurice. Ce lieu unique de 900m de long et 300m de large, classée par l’Unesco au Patrimoine Mondial de l’Humanité, en dépit de son aspect méridional, est cependant un symbole puissant contre l’esclavage. C’est l’un des haut-lieux de la traite en Afrique de l’Ouest, et des esclaves furent parqués dans cette sinistre esclaverie avant d’être expédiés aux Amériques, aux Caraïbes… et à Maurice, comme le dit le guide lui-même, à chaque visite. Donc, Gorée a un lien que l’on pourrait décrire comme ontologique avec notre île. D’ici, le Camp Yoloff, ou camp des wolofs, dans le proche faubourg de Port-Louis, rappelle encore un ancrage des sénégalais wolofs dans notre île. Khal Torabully , qui est né près de ce quartier marqué historiquement, rappelle que dans son enfance sa mère évoquait le bonhomme Sounga pour le calmer quand il était turbulent, comme cela se faisait pour les petits mauriciens d’alors. En effet, un personnage sénégalais au 19ème siècle, habillé d’une peau de lion, devait accomplir un rite ou une activité ludique déguisé de la sorte, et cela a enflammé les imaginations, et fut récupéré par les mauriciens pour désigner leur père fouettard ! Ce bonhomme sounga défilait aussi dans les ghoons ou yaumsés, pratiqué par les chiites de Port-Louis. C’est dire que cette référence sénégalaise est restée  dans le parler mauricien jusqu’au vingtième siècle, tout comme wayo, un mot exclamatif  wolof pour dire que cela va mal, pour se plaindre, que les mauriciens ont certainement repris en notre ayo national… 

L’île de Gorée, une référence incontournable pour le poète mauricien ? Torabully nous confie : « Ce nom a trotté dans ma tête comme un symbole, un lieu où l’abjection pouvait être touchée du doigt, même si cela paraît impensable, imaginée. En tout cas, le poète, l’artiste que je suis, s’investit de cette mission de ressentir ce qu’il y a de vivant, de persistant dans l’Histoire de façon vivante, dans  la pierre, et de transmettre son ressenti. Davantage parce que Gorée n’a récolté qu’une petite partie du commerce triangulaire, dévolu à Saint-Louis et d’autres lieux. Gorée est un lieu éminemment symbolique. Donc c’est un lieu à imaginer, même si l’île n’a pas été le cœur de la traite négrière, le fait d’y être vous permet de remonter à une source puissante de votre passé ».

 

Du Morne à Gorée : une écriture et des images naissent

 

Khal Torabully a donc la Morne en tête quand il aborde Gorée en compagnie d’Amaya Andres, photographe chargée de saisir des instantanés pouvant cadrer avec le ressenti poétique de cette approche artistique et historique du poète. En traversant la baie de Dakar, notre compatriote regarde une forteresse au loin, puis la sinistre maison des esclaves… Une île avec des cocotiers, des bougainvillées, des façades colorées, rappelant son île natale. Et en avant-propos, cette ignominie commise dans le cadre du commerce triangulaire.

« J’ai toujours voulu faire ce voyage vers ce haut-lieu de la mémoire, d’autant plus que j’avais assisté aux débats lors de la commémoration de l’abolition à l’Unesco.  Ce nom était sur toutes les lèvres. L’excellent Doudou Diène, ex-chef de la section interculturelle de l’Unesco m’en a parlé avec beaucoup de chaleur, et plus tard, son successeur, Ali Moussa Iyé, Breyten Bretenbach, écrivain-sud-africain, comme d’autres poètes, Amadou Lamine Sall, du Sénégal et Tanella Boni, de la Côte d’Ivoire », narre le poète, marqué par ce voyage goréen.

Khal Torabully a travaillé avec la photographe Amaya Andres, qui est aussi une des marraines de l’orphelinat de Dakar. « Interpellée par cette abomination esclavagiste, elle m’a demandé  de l’accompagner pour faire un texte en accord avec ses photographies. Elle en a faites d’excellentes, et les textes sont nés séparément d’elles, parfois, à partir de ses clichés chargés de couleurs ocres, jaunes, bleu, de lignes géométriques savamment composées, d’ombres qui tremblotent sur les galets de Gorée ». Etant de Bordeaux, issue de cette ville de la traite comme Nantes, elle avait été sensible à cette sombre page de l’Histoire de l’Europe. Elle volait exprimer sa réprobation ferme devant l’horreur, en contenant son émotion dans des compositions très sensibles. Ses photos parlent d’elles-mêmes.

« A la maison des esclaves, peinte en rose, nous étions frappés par cet escalier en fer à cheval, moi je le voyais sous forme de menottes, et Amaya Andres, sous l’angle des lignes de fuite…Et aussi par la porte du voyage sans retour, d’où l’on prenait les chaloupes, avant de se retrouver sur les navires de la honte, pour être convoyés aux Amériques et ailleurs. Je me suis mis debout à cet endroit et ai senti toute la lourdeur des chaînes des esclaves jetés vers l’exil le plus cruel, celui de la perte de leur dignité d’êtres humains », nous confie Khal Torabully. Une des photos d’Andres saisit une sénégalaise appuyée contre cette porte sinistre, ressentant sans doute le même écrasement devant ce que Gilroy appelait le Black Atlantic. Dans la coolitude, on parlerait du kala pani, de la mer noire, c’est une similitude assez frappante, comme quoi il fallait jeter une passerelle entre nos deux îles sous l’angle de l’esclavage et de l’engagisme.

 

Aussi le texte et la photo disent la continuité historique et migratoire entre le Morne, le ghat et Gorée, une démarche transversale importante car l’Histoire n’est pas si saucissonnée, coupée de ses ramifications transnationales, qu’on le dise. « J’avais dit qu’il faudra préparer une relation dialogique entre Océan Indien et l’Atlantique au niveau de l’Histoire. Ce projet pose une pierre blanche dans cette édification. Gorée ou la vie partira donc de la route des esclaves à Maurice pour aller vers le Sénégal et ailleurs », nous dit le poète-sémiologue. Contact a été pris avec les autorités mauriciennes pour lancer cette exposition sur La Route de l’Esclave, avec l’ouvrage, cette année, avant d’aller vers Gorée, Bordeaux, Paris et d’autres lieux susceptibles de les accueillir. Nous souhaitons une belle traversée à ce qui sera sans aucun doute un fort témoignage entre les mémoires des traites et de l’esclavage..

 

 

Poèmes inédits de Gorée ou la vie, Khal Torabully

 

 

I

La main ne libère

Que l’ombre

De la paume

Recroquevillée sur la liberté.

 

II

Cliquetis

De chaînes

Claquement de fouets

Le corps peine

 

Agonie dans la captiverie

Devant lune de flibuste

Et étoile de piraterie

L’ivoire brûle

Dans le chant du coq

 

Trou noir

Spasme immobile

Du cadavre encore vivant

 

Gorée

Le néant figé

En obscurité

Qu’un mollet

Tire vers l’abandon

 

Là les eaux noires

De l’Atlantique nous charroient.

Les yeux maculés de vagues,

Je chavire en moi.

 

 

 

NOTE SUR AMAYA ANDRES : Native de Bordeaux, Amaya Andres travaille comme personnel au sol à Air France. Elle pratique la photographie depuis plus d’une décennie, et Gorée ou la vie représente pour elle un témoignage poignant sur cette page inhumaine de l’Histoire. Elle est à sa première exposition.

 

Une version courte de cet article sous forme d’entretien avec Norbert Louis, avec 6 photos d’Amaya Andres, a été publiée sur l’hebdomadaire Week-End de l’île Maurice en date du 1er février, jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage à Maurice.

 

© Khal Torabully, février 2008