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Et pendant ce temps là…Haïti trompe sa faim en mangeant la terre

Pauvreté oblige, la consommation de galettes d'argile explose dans les bidonvilles et dans certaines zones rurales. C'est même devenu une nouvelle branche de l'agroalimentaire ! Assise parmi ses sacs de terre blanchâtre dans une rue des Gonaïves, une ville de l'Artibonite à l'ouest d'Haïti, Altagrace Danastore, marchande de tablettes d'argile, n'est nullement désarçonnée quand on lui fait remarquer que la terre n'est pas, en principe, une denrée alimentaire. « Moi aussi, je mange des tablettes de terre et ça apaise ma faim ! », rétorque cette femme de 57 ans, mère et grand-mère d'une vingtaine d'enfants. Elle pratique ce commerce depuis que les rizières de l'Artibonite sont à l'abandon, concurrencées par l'importation massive de riz américain, moins cher parce que subventionné. Elle prend son argile dans le Plateau central. « Là-bas, le sac de 50 kg ne coûte que 250 gourdes (environ 5 ?) », explique-t-elle. Elle mélange ensuite la terre avec de l'eau, y ajoute un peu de beurre et de sel, puis filtre la boue ainsi obtenue dans une bande de tissu afin d'en extraire le gravier et autres débris. La boue est alors moulée en disques de deux centimètres d'épaisseur aux dimensions d'un CD, et séchée au soleil. « Je prépare mes tablettes dans de bonnes conditions afin que personne ne prétende qu'elles sont sources de maladies », dit la marchande, en lissant sa robe crasseuse. Conditions d'hygiène déplorables À mesure que la misère augmente dans les bidonvilles et certaines zones rurales touchées, les marchands de terre se multiplient. « Moi, je fais de grands progrès dans ce commerce », se vante Chambon, un grossiste de Port-au-Prince. « Des familles très pauvres ont vu leur situation économique s'améliorer grâce à cette activité », confirme Armand Nozé, un ancien maire de Plaisance du Sud. À Anse Rouge, une commune perdue du département du Nord-Ouest, 700 personnes fouillent le sol à la recherche de l'argile. Au total, plus de 2 000 familles vivent de ce commerce dans cette commune oubliée, à moins de 200 km – et plus de 12 heures de route – de Port-au-Prince. « Grâce à la terre, nous avons de quoi éduquer nos enfants », se félicite Emmanuel Dieulifèt, un paysan. Plus d'une douzaine de camions transportent quotidiennement l'argile alimentaire dans tout le pays. « On paie 155 gourdes (un peu plus de 3 ?) par sac pour le transport. J'ai acheté 55 sacs aujourd'hui », explique Roselène Léon, une revendeuse de Plaisance du Sud. La majeure partie prend néanmoins la route de Cité Soleil, le plus grand bidonville de la capitale. La préparation des tablettes d'argile s'y fait dans des conditions déplorables. Dégoulinant de sueur sous un soleil de plomb, des brasseurs de terre payés jusqu'à 75 gourdes par jour (moins de 2 ?) font sécher leurs tablettes parmi les ordures où prolifèrent rats et chiens faméliques. Recrudescence des appendicites La mode de l'argile semble gagner la diaspora. Certains Haïtiens de l'étranger développent le goût de la terre. « Mes amis de New York m'ont demandé des tablettes de terre de même que du café haïtien », explique Yvette Dolcin qui réside aux États-Unis, en saisissant une poignée de tablettes à 3 gourdes l'unité (0,06 ?), dans un marché du centre ville de Port-au-Prince. Les effets sur la santé existent. Selon un chirurgien, ils consistent surtout en une augmentation des crises d'appendicite aiguë. Jusqu'ici, les autorités ferment les yeux. « Nous voudrions en finir avec cette pratique, dit Rodolphe Malebranche, un ancien ministre de la Santé publique. Mais comment l'empêcher si les gens qui en font le commerce n'ont pas d'autre activité économique ? Chose certaine, c'est une honte pour nous. » Jean-Pierre ARIMA.