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Fort-de-France : amertume et désillusion chez les agents municipaux après l’affaire Letchimy/Laguerre/Pacquit/Bunod

À quelques semaines du procès de Serge Letchimy et Didier Laguerre devant le tribunal de Paris, l’atmosphère reste lourde dans les couloirs de la mairie de Fort-de-France le chef-lieu de la Martinique.
Officiellement, l’affaire concerne des versements jugés irréguliers lors du départ à la retraite de l’ancien maire en 2016.
Mais officieusement, c’est la confiance des employés municipaux qui s’est effritée.
Beaucoup d’entre eux, sous couvert d’anonymat, parlent aujourd’hui d’un profond sentiment de trahison.

« Nous, on n’a jamais eu droit à ça »

“Quand j’ai pris ma retraite, on m’a dit que le dispositif n’existait plus”, raconte une ancienne secrétaire administrative, trente-cinq ans de service.
“Et là, on apprend qu’il a été appliqué pour un ancien maire ? Franchement, ça fait mal.”

Comme elle, plusieurs anciens agents confirment n’avoir jamais bénéficié de la prime de départ instaurée en 2002.
Certains affirment même que le plan avait cessé d’être appliqué dès 2010.
“Nous étions plus de 4 000 à servir cette mairie.
Si le dispositif était toujours en vigueur en 2016, combien en ont encore profité ?”, s’interroge un technicien encore en poste.

Un sentiment de favoritisme

Les employés ne parlent pas de droit, mais de justice morale.
Pour eux, la réactivation d’un dispositif abandonné pour un seul ancien élu ne peut être perçue autrement que comme un favoritisme déguisé.
“Ce n’est pas une question d’argent”, souffle un cadre.
“C’est une question d’égalité, de respect. On ne triche pas avec la confiance des gens.”

Depuis la publication du rapport de la Chambre régionale des comptes en 2020, qui jugeait ce plan “sans base légale”, beaucoup se demandent comment une telle opération a pu être validée, puis jamais reproduite.
“Si c’était une décision de bonne foi, on aurait toujours continué à en faire bénéficier les autres”, conclut une employée.
“Mais tout s’est arrêté après lui ? On ne sait plus rien dans cette mairie. Nous sommes informés par la presse ou par les réseaux sociaux, c’est triste ! Eux, ils font leur petite cuisine entre eux. Ils savaient.”

La défense des élus : une divergence d’interprétation

De son côté, Didier Laguerre, maire de Fort-de-France, assure avoir appliqué un dispositif existant, mis en place avant son arrivée en 2014.
Il évoque une “divergence d’interprétation” avec le parquet, et affirme qu’aucun avantage personnel n’a été accordé à quiconque.

Serge Letchimy, pour sa part, soutient que les 34 610 euros perçus en 2016 ne correspondaient pas à un salaire, mais à des congés non pris datant de 2000.
Il précise avoir renoncé à la prime de départ, reversant le reliquat à la Fondation Aimé Césaire.
Mais la colère reste vive parmi les agents municipaux rencontrés à l’heure du déjeuner, autour de la mairie.
“Peut-être qu’ils ont raison juridiquement, mais moralement, c’est non”, tranche un agent territorial.
“Césaire n’aurait jamais laissé passer ça.”

« Une trahison silencieuse, sournoise, décomplexée »

Derrière la procédure judiciaire, c’est la rupture de confiance qui marque les esprits.
Nombre d’agents disent se sentir oubliés, méprisés, trahis.
Certains parlent d’une “blessure symbolique”: celle d’une ville autrefois modèle de rigueur, désormais éclaboussée par le soupçon d’avantage personnel.

“On a grandi avec l’idée que la mairie, c’était la maison Césaire, la maison du peuple.
Aujourd’hui, on a l’impression qu’elle ne protège plus personne”, confie une employée proche de la retraite.

“Quand je pense que beaucoup d’entre nous s’en iront avec une retraite d’à peine 1 500 euros après quarante années de service…”, soupire un agent, amer.
Un autre renchérit: “Ici, à la mairie, c’est connu: le directeur de cabinet dirige réellement la maison. Et on sait que son salaire et son grade ne sont pas figés.”
Et d’ajouter, excédé: “Il est temps que le préfet mette son nez dans ça.”

Un héritage moral ébranlé

Quelle que soit l’issue du procès, le ressentiment restera.
Car cette affaire, pour beaucoup, dépasse le droit: elle touche à l’héritage moral d’Aimé Césaire, figure d’intégrité et de dévouement au bien public.
“Ceux qui se disent héritiers du grand homme, au point de réclamer l’autonomie de la Martinique, sont simplement loin — très loin — d’être à la hauteur”, lâche un agent, amer.

Rien de bien réjouissant, en effet, pour ceux qui se réclament du poète-maire et de sa rigueur morale, à quatre mois des élections municipales.
Et dans les esprits, une conviction s’installe:
la confiance ne se décrète pas, elle se mérite.
À Fort-de-France, elle semble avoir été perdue en chemin

gilles dégras