Bondamanjak

Gare aux Cons

Robert Sutton, un professeur américain de management à la Stanford Engineering School, a théorisé récemment la notion du "coût total des sales cons" en entreprise (CTSC). A la suite d'un très sérieux article dans la Harvard Business Review, il a rédigé un "petit guide de survie face aux connards, despotes, enflures, harceleurs, trous du cul et autres personnes nuisibles qui sévissent au travail ". Paru en France en avril (Objectif zéro-salecon, Vuibert, 186 p., 18 €), le livre aurait quelque succès. Pour plus de détails, disons que le CTSC, qui peut s'avérer très élevé, est notamment corrélé à l'absentéisme, aux démissions ou dépressions engendrées au contact direct du "sale con". Etant entendu que la nature de celui-ci, à la définition duquel chacun d'entre nous n'a jamais la garantie de se soustraire, est repérable à la quantité d'insultes personnelles qu'il profère, à sa capacité d'envahir l'espace d'autrui sans vergogne, à intimider ou à humilier, souvent publiquement.

 

Si la chasse aux mauvais managers, à coups de formation au développement personnel et à la gestion des émotions, est monnaie de plus en plus courante en entreprise, celle-ci seule, cependant, ne saurait arriver à bout du monde de brutes que semble décrire la sociologie des organisations. Le stress, par exemple, en constitue l'avatar premier dans les sondages. Quels sont, selon vous, les mots qui décrivent le mieux la façon dont la plupart des gens vivent leur travail aujourd'hui ? questionnait l'institut TNS-Sofres pour l'hebdomadaire Pèlerin en juillet : "Le stress", répondaient en tête et sans ambiguïté 78 % des actifs – 92 % ajoutant croire que ce fléau touche aujourd'hui beaucoup ou un peu plus leur entourage au travail qu'il y a quelques années.

De fait, les changements dans l'organisation du travail ont induit une nouvelle donne relationnelle. L'évaluation individualisée des performances a copié-collé au coeur des entreprises l'univers concurrentiel du petit village global. Résultat, pour Christophe Dejours, psychiatre et psychanalyste, qui s'exprime ainsi dans Enjeux (octobre) : "Les relations de confiance ont déserté l'univers du travail. La convivialité, le vivre-ensemble ont disparu. Avec les "contrats d'objectifs", ce qui compte, c'est le résultat ; le chemin par lequel on y parvient n'intéresse pas."

En gagnant pas à pas chaque secteur d'activité soumis aux injonctions de la croissance, le culte de l'urgence et du court-termisme axe les efforts sur les moyens au détriment de la fin. Il détourne l'esprit du sens à donner à l'action. Du coup, il bloque toute volonté d'engagement, empêche toute consolidation, écarte toute construction de loyauté et de confiance mutuelle – les ferments, puis ciment, de toute stabilité. Dans cet univers morcelé sur la durée, chacun est fragmenté et sommé de s'adapter. Or, chacun le sait, le discours de l'adaptation se nourrit (aussi) des peurs et, notamment, celle, si présente, de l'exclusion. "D'où une solitude psychique et sociale, suggère Christophe Dejours. Les pathologies qui surgissent depuis quinze ans sont des pathologies de la solitude."

Au coeur de ce mouvement, et dans la sphère privée cette fois, Marie-France Hirigoyen note à son tour une augmentation de la dureté des relations (Les Nouvelles Solitudes, La Découverte, 216 p., 17 €). "L'exigence de perfection a rendu les relations entre sexes de plus en plus dures", écrit-elle. Les sites de rencontres prospèrent au service de consommateurs de l'autre de plus en plus exigeants. "Nous voulons que l'autre corresponde précisément à nos attentes et, si ce n'est pas le cas, la solution la moins dérangeante consiste à rompre et à passer à une autre relation." Cela se ferait sans gants. Au besoin avec des mots de plus en plus durs, de plus en plus violents. Avant de replonger dans la fausse douceur des très actuels paradis virtuels.

Jean-Michel DUMAY Lemonde.fr 20/10/07