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Gérard Basquiat : « Mon fils, ce génie »

Un article de Anne-Cécile Beaudoin publié sur Paris Match.

Souriant, élégant, costume sombre éclairé d’une cravate de soie jaune, tempes argentées, des airs de jazzman… Il a de l’allure, Gérard Basquiat. Il aborde la discussion dans un français impeccable, réminiscence de ses ­racines haïtiennes : « Quelle pointure faites-vous ? » ­demande-t-il avant de me tendre une paire de baskets Reebok, customisées de reproductions des dessins de son fils. « Un souvenir. Pour vous… » Les souvenirs, Gérard Basquiat n’aime pas les évoquer. « Jean-­Michel était exceptionnel, dit-il d’une voix lourde. Il a toujours été extrêmement brillant, d’une intelligence incroyable. C’était un génie. A 4 ans, déjà, il passait son temps à dessiner. Des voitures, des maisons, des figures, sa mère, moi… Je lui rapportais du papier, des crayons… »

Et de s’interrompre : « Maintenant, ça suffit ! Je ne veux pas parler de la vie de mon fils. » ­Regard noir, ton glacial qui frappe comme un coup de poing. Il en impose, Gérard Basquiat, quand il fait les gros yeux. Silence nerveux, électrique. Sa main ne cesse de ­tapoter la table en verre de son bureau. « C’est trop douloureux, vous comprenez ? » finit-il par chuchoter. Pas étonnant qu’il n’ait ­jamais donné d’interview… Pas de mots pour le poids des maux. Mais au-delà de la souffrance du deuil, il y a aussi les rapports conflictuels entre cet homme, un émigré d’Haïti devenu un expert-comptable respectable, et son fils qui voulait occuper le haut de l’affiche dans le New York des années 80. L’époque de la punk attitude, du disco, de l’argent et du sexe. La plus ­libre, la dernière avant les années sida. Taboue donc la vie de Jean-Michel Basquiat, une histoire assourdissante comme son œuvre, entre grandeur et décadence. La voici.

C’est un petit gars de Brooklyn, né le 22 décembre 1960, qui voulait être artiste et rien d’autre. Pour encourager la vocation précoce de son fils, sa mère, Matilde ­Andrades, d’origine portoricaine, lui donne des leçons de peinture et l’emmène parcourir les allées du Museum of Modern Art (MoMA) et du Metropolitan. On crie beaucoup dans cette famille. Matilde est dépressive et, quand une crise la saisit, elle n’hésite pas à brandir le couteau de cuisine. Lorsque le calme est revenu, la maison des ­Basquiat est bercée par les solos aériens de l’idole paternelle, Charlie Parker. Le drame survient en 1968. Jean-­Michel, 8 ans, est renversé par une voiture alors qu’il joue au ballon.

Traumatisme crânien, rate perforée. Il est hospitalisé pendant un mois. Pour passer le temps, Matilde a la drôle d’idée de lui offrir le traité d’anatomie de Henry Gray. Sitôt rentré chez lui, le garçonnet s’applique à ­reproduire les planches du gros livre. Son crayon dissèque les squelettes et dessine des crânes sur fond de musique de jazz. Séparation des parents, départ de Mme Basquiat pour l’asile. Jean-Michel et ses deux sœurs sont confiés au père. L’honorable M. Basquiat héberge un marginal : dans sa chambre aux murs couverts de graffitis, Jean-Michel fume, sniffe de la colle et prépare son balluchon de fugueur. A 16 ans, il campe au Washington Square Park. Deux semaines à se défoncer à l’acide, à traîner de squats en piaules de junkies, à faire la manche.

Les œuvres de Basquiat embrasent la Grosse Pomme, lassée par l’austérité de l’art conceptuel

Retour au lycée, la City-as-School à Manhattan, adaptée aux adolescents doués. Le jour de la fête de l’école, Jean-Michel entarte le directeur et déguerpit. ­Errances avec son ami Al Diaz. Ils tuent le temps en bombant les murs du sud de Manhattan. Les lieux ne sont pas choisis au hasard, car avec ses graffs, Jean-Michel n’a pas pour ambition de faire la nique à des bandes rivales. Il s’est fixé un but : devenir très connu. Alors, partout, près des grandes galeries et des musées, dans les quartiers où vivent les artistes à Greenwich Village, Lower East Side et Soho, il tague des messages poétiques, philosophiques ou satiriques flanqués d’une couronne et de son pseudonyme ; SAMO pour « Same Old Shit » (Toujours la même merde). Et ça marche. En 1978, le magazine new yorkais « Village Voice » salue sa manière d’attirer l’attention. C’est le moment que Jean-Michel choisit pour quitter sa famille. Il a 18 ans. « Fais de ton mieux pour réussir », lui fait promettre son père en lui glissant quelques dollars dans la poche. Il ne sera pas déçu.

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