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« Africains noirs et Algériens », éternels subalternes de Renault

Six ouvriers poursuivent le constructeur automobile. Ils mettent en cause un système de travail postcolonial où les ouvriers étaient classés selon leur origine ethnique. Mardi après-midi, au conseil des prud'hommes de Boulogne-Billancourt, plongée dans l'univers peu reluisant des ateliers Renault de l'île Seguin. Le tribunal examinait les demandes de six ouvriers – cinq sont retraités, un en préretraite – qui réclament un million d'euros de dommages et intérêts au constructeur automobile pour discrimination – raciale. Leurs avocats ont décrit un univers postcolonial où l'évolution de carrière était – réservée aux « Français », tandis que les autres – Français ou non, mais originaires d'Afrique, du Maghreb ou des Antilles – restaient scotchés aux postes subalternes, sans que rien vienne justifier cette différence de traitement. Pour Catherine Le Jouan, l'avocate du constructeur, « Renault a embauché des dizaines de milliers de travailleurs immigrés. S'il y en a eu six discriminés, on est dans une proportion de l'ordre de l'infinitésimal ». Le classement des salariés selon leur origine ethnique ? « Il permettait justement de trouver des solutions » aux problèmes de racisme chez Renault. Ce classement fait partie du « système Renault, qui considérait qu'il fallait distinguer les salariés selon leur origine », a expliqué Nadège Magnon, avocate du MRAP. En 1966, explique l?avocate, « la société établit des codes pour distinguer les salariés selon la couleur de leur peau : « français », « français naturalisé », « français d?origine algérienne », « britannique », « afro-britannique », etc. Six ans plus tard, poursuit-elle, une note interne hiérarchise les origines selon leurs « capacités ddans l'industrie » : tout en haut, les Espagnols et les Yougoslaves. Tout en bas, « les Africains noirs et les Algériens (Marocains, Tunisiens), suivis de près par les travailleurs des DOM ». C'est à ce groupe qu'appartiennent les six demandeurs, originaires d'Algérie, du Togo et de la Martinique. Mouloud Beldi, Mohamed Bouzidya, Stanislas Breleur, Philippe Doumane, Daniel Kotor et Mhadeb Djelassi ont été embauchés par Renault entre la fin des années soixante et le début des années soixante-dix. Après avoir tenté en vain de faire reconnaître en interne qu'ils étaient victimes de discrimination, ils ont saisi la justice au début de 2004. Ils ont en commun un professionnalisme reconnu par leur hiérarchie, des efforts de formation « maison » tout au long de leur carrière, mais aussi des carrières bloquées, des formations qualifiantes refusées sans explication, des responsabilités non reconnues, voir des rétrogradations. En mars 2004, les prud'hommes de Boulogne ont nommé un expert avec pour mission de reconstituer les carrières des demandeurs, en les comparant avec celles de leurs collègues « Français de souche » entrés dans les mêmes ateliers, au même moment et avec les mêmes niveaux de qualification. Conformément à l'article L. 122-45 du Code du travail, il revient au salarié de soumettre au juge les éléments de faits qui laissent supposer une discrimination, et à l'employeur de justifier la différence de traitement pas des éléments objectifs. L'expert, sur la foi d'informations parcellaires fournies par Renault, a conclu à l?absence de discrimination dans un rapport qui ne respecte que de très loin les instructions du tribunal : il mélange les ateliers, les dates d'embauche, inclut dans les panels de comparaison des salariés « Français » mais titulaires de mandats syndicaux, donc eux-mêmes discriminés. L'expert impute par exemple l'absence de carrière de Philippe Doumane, un des demandeurs, à « l'oubli dans lequel peut tomber un homme de qualité qui effectue bien ses tâches ». Les panels fournis par les avocats indiquent, eux, l'existence d'une inégalité de traitement liée à la couleur de peau, « à laquelle Renault ne donne aucune explication liée aux compétences des salariés », notent les avocats. Philippe Doumane, embauché en 1966 comme OS, passe au niveau P2 coefficient 195 en 1975, et y restera six-huit ans, « malgré ses diplômes et les nombreuses formations effectuées pendant cette période », note Nadège Magnon. Mouloud Beldi, entré chez Renault en 1970, au coefficient 160, n'accède au coefficient 220 qu'en 1986, et y restera jusqu'à sa retraite en 1998. Pourtant, depuis 1983 il remplace son chef d'équipe parti à la retraite, encadre une dizaine de personnes, mais n'aura jamais le coefficient correspondant. Madheb Djelassi, lui, se voit refuser sans explication une formation en électricité, demande qu'il réitère tous les ans depuis 1986. Pour Marie-Laure Dufresne-Castets, qui intervenait pour la fédération CGT de la métallurgie, l'embauche massive de travailleurs étrangers pour assurer les besoins en personnel s'est poursuivie « jusqu'à nos jours, bien que la configuration ait un peu changé, les jeunes issus de l'immigration remplissant désormais ce rôle, dans l'automobile et ailleurs ». « Cependant, ceux-ci sont traités comme leurs pères, a-t-elle ajouté : citoyens de seconde zone et éternelle main-d'oeuvre d?appoint, y compris lorsqu'ils assurent la permanence de la production dans l'entreprise. Les conditions de leur recrutement tout comme leur situation à l'intérieur de l'entreprise restent nettement marquées par leur origine – raciale. » Le jugement a été mis en délibéré au 14 novembre.

Article de Lucy Bateman

http://www.humanite.presse.fr/journal/2005-09-15/2005-09-15-814038