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« CASE A CHINE »

« CASE A CHINE » OU L’EPOPEE DE

L’INSTALLATION DES CHINOIS A LA

MARTINIQUE, UN ROMAN DE RAPHAEL

CONFIANT.

                                                        

   Infatigable, celui qui, à l’instar de Balzac et de sa « Comédie humaine », s’est donné pour objectif de rédiger la « Comédie créole », nous revient avec un gros roman, publié ces jours-ci aux éditions Mercure de France, sur les Chinois martiniquais. Il s’agit bien sûr de Raphaël Confiant, auteur de bientôt une trentaine de livres qui explorent les différentes facettes de notre histoire et de notre identité : depuis l’Amiral Robert jusqu’à la Vierge du Grand Retour en passant par Delgrès, le Nègre-marron ou le Saint-Pierre d’avant l’éruption de la montagne Pelée. On se gardera bien sûr d’oublier « La Panse du chacal » qui, il y a trois ans, relatait l’arrivée et l’installation des Indiens dans notre pays. Justement, on l’oublie trop souvent : Indiens et Chinois y ont débarqué en même temps, exactement la même année, à savoir 1853. Et on oublie aussi qu’au début, les Chinois furent, comme les autres « travailleurs engagés » ou « coolees », utilisés comme coupeurs de canne sur les « habitations » des Békés. C’est que cette émigration fut peu nombreuse puisqu’il n’y eut guère que trois bateaux d’immigrants, dont le fameux « Galilée », le tout premier, dont le nom est resté et devenu légendaire dans la minuscule communauté chinoise martiniquaise. Minuscule certes mais, comme l’explique l’anthropologue Gerry L’Etang, la seule et unique émigration à n’avoir jamais rompu le cordon ombilical avec le Pays d’Avant. Alors que progressivement, Blancs créoles, descendants d’esclaves africains devenus Noirs créoles et Indiens créolisés perdaient le contact avec la terre de leurs ancêtres, les Chinois ont continué, au compte goutte certes, à recevoir, cela sans interruption jusqu’à nos jours, de nouveaux immigrants. Pas une année ne s’est passée entre 1853 et aujourd’hui, sans qu’un ou deux Chinois ne débarquent et ne viennent grossir la communauté.

    Cette histoire-là, nous la connaissons peu. Les Chinois sont des gens pétris de discrétion. Des gens qui préfèrent se faire oublier. Raphaël Confiant, dont la grand-mère paternelle était d’origine chinoise (famille Yang-Ting), a tenu à lever le voile sur cette énième facette de notre Créolité. Pour ce faire, il trace les destinées, mêlées et divergentes tout à la fois de trois lignées : l’une qui provient d’une province reculée du Sud de la Chine, le Yunnan, symbolisée par celui qui est le « maitre-pièce », le héros du livre, Chen-Sang ; l’autre, celle de Meï-Wang, surnommée « Man Chine », dont l’origine est incertaine, mais probablement proche de cette grande ville qu’était déjà au XIXe siècle Shanghai ; la troisième enfin, celle du docteur Yung-Ming, le seul lettré parmi les immigrants de l’Empire du Milieu qui débarquèrent à la Martinique.

    Le texte est construit sous forme de « cercles », technique que l’auteur avait utilisée dans ses tout premiers romans (« Le Nègre et l’Amiral », 1988, et « Eau de Café », 1991) et qu’il avait un peu abandonné depuis. Le terme même de cercle renvoie à une conception circulaire, voire spiralique du récit, assez comparable à celle que met en œuvre le grand écrivain haïtien Frankétienne. C’est dire qu’il ne faut pas s’attendre à lire une histoire linéaire, mais à un entrelacement d’histoires qui nous embarquent, à chaque cercle, en trois points différents : la Chine proprement dite, ensuite le bateau transportant les immigrants lors de sa traversée des « Trois océans » (mer de Chine, océan indien et Atlantique) et enfin la Martinique à travers les plantations de canne à sucre, puis les abords de l’En-Ville une fois que les Chinois, au contraire de leurs alter ego « coolees » indiens et congolais, désertèrent celles-ci.

    L’évocation du désarroi et de la misère qui s’abattent sur une grande partie de l’empire chinois une fois que les « Longs Nez » (Européens) eurent pris pied sur ses côtes, est étonnante. On y voit les rizières où s’échinent les parents de Chen-Sang, les rites liés à la religion bouddhiste, les exactions des seigneurs de la guerre tels que le terrible Li-Bong-Maï dont le souvenir perdura longtemps dans la communauté chinoise émigrée. On pénètre aussi dans les ports et les bas-fonds de la ville de Canton et ses « traiteurs » d’où l’on « embarquait pour l’Amérique », mot qui en faisait rêver plus d’un.  Ensuite, on vogue à bord du « Galilée », le navire mythique, qui affronte tempête sur tempête au cours de son long périple de quatre mois. On y vit avec les « engagés » chinois bientôt rejoints par des Tamouls de Pondichéry, cohabitation insolite au sein de laquelle les prières à l’Eveillé, l’un des multiples noms du Bouddha, répondent aux invocations à la déesse Mariemen. Cohabitation difficile aussi faite d’incompréhension et de bagarres entre les deux communautés. Enfin, on aborde un monde où les Chinois furent « jetés », en même temps que les Indous et les immigrants congolais, celui de l’Habitation, tous se retrouvant confrontés à la vaste population des « Noirs créoles », récemment libérée de l’esclavage. Faut-il le rappeler, tout ce monde-là vient combler, à partir de 1853, le manque de bras dans les champs de canne à sucre, les Noirs créoles refusant, pour nombre d’entre eux, de retourner y travailler, ou n’y acceptant que des embauches sporadiques. Choc des cultures, des langues et des dieux à travers lequel Raphaël Confiant met en scène, avec son  talent habituel, Békés, mulâtres, nègres, Indiens, Chinois et Syro-libanais (à travers les colporteurs qui commencèrent à sillonner l’île à partir de la fin du XIXe siècle). Tout un univers chaotique, rempli de bruit et de fureur, au sein duquel la violence, physique mais aussi et surtout symbolique, est omniprésente.

    Très vite, nous apprend « Case à Chine », les immigrants chinois se rebellèrent. Au contraire des Indiens et des Congolais qui se résignèrent peu à peu à leur condition de semi-esclaves, les « fils de l’Empire du Milieu » firent preuve d’un irrédentisme dont on n’a aucune idée aujourd’hui tant, nous l’avons déjà dit, la communauté chinoise est discrète. Incendies, destructions de matériel agricole, vols, meurtres même, tout sera bon pour Chen-Sang et les siens afin de manifester leur refus de la plantation cannière. Notre héros assassinera même le commandeur de l’Habitation Petite Poterie où il a été recruté et partira en marronnage. Il deviendra dès lors « le Chinois marron » ou « le Chinois fou ». Vingt, trente ans après l’abolition de l’esclavage donc, les mornes et les forêts de la Martinique abriteront une nouvelle catégorie de « Marrons » dont la population aura très peur. Tout cela est authentique. Raphaël Confiant excelle à mêler fiction et histoire. Si authentique qu’une délibération du Conseil Général de la Martinique finira par interdire l’immigration chinoise, les Békés ne voulant plus de ces rebelles-nés, alors qu’il autorisera la poursuite de l’immigration indienne et congolaise pendant près d’une quarantaine d’années.

    Ceux d’entre les Chinois qui restèrent à la Martinique descendirent dans le fameux « En-Ville » chéri par les auteurs de la Créolité, endroit où ils ouvriront de minuscules « boutiques », sortes d’épiceries-quincailleries-merceries qui deviendront très vite les plus achalandées à cause de la modicité des prix qui y étaient pratiqués. Ces boutiques seront appelées « Kay Chin » en créole ou « Case à Chine » en français. Ici, R. Confiant nous donne à voir un magnifique portrait d’une boutiquière chinoise, Meï-Wang, dite « Poupée-Porcelaine », dont l’établissement est situé à la jonction de la rue principale du quartier Sainte-Thérèse et du port de Fort-de-France. On y voit les travaux et les jours de gens devenus soudainement sages, véritables citoyens modèles pour qui le travail est une deuxième religion et qui se gardent de participer à la frénésie du petit peuple créole environnant. De rebelle et « marron » qu’il était au départ dans les plantations, le Chinois, une fois descendu dans l’En-Ville, se transforme en une créature « invisible » et industrieuse à la fois que tout un chacun prend un vilain plaisir à railler mais dont on a besoin pour « supporter la misère ».

    Le personnage le plus étonnant de « Case à Chine » est le docteur Yung-Ming, jeune diplômé en médecine chinoise qui refusant, pour des raisons qui demeureront à jamais secrètes, un brillant avenir de mandarin, s’engagera comme interprète à bord du « Galilée ». Là encore, on est en plein dans l’histoire, pas dans la fiction, R. Confiant ayant à peine modifié le patronyme de ce personnage qui finira par devenir le véritable patriarche de la communauté chinoise de la Martinique et plus tard une figure mythique pour cette dernière. L’auteur fait d’ailleurs montre d’une sympathie particulière pour celui qui n’est autre que l’un de ses arrière-arrière-grand-pères. Il nous donne à voir les efforts extraordinaires que déploiera le médicastre pour accéder à « la respectabilité mulâtre », cela à une époque où la presse locale traite les immigrants chinois d’ « Asiates » et n’hésite pas parfois à demander leur expulsion de l’île, le souvenir des exactions commises par ceux qui se révoltèrent dans les plantations étant encore très vivace. On rira des démêlés du docteur Yung-Ming lorsqu’à chaque procès d’assises, il sera convoqué par le tribunal de Fort-de-France pour servir d’interprète à ses compatriotes accusés de meurtres, ces derniers finissant pour la plupart au bagne de Cayenne ou de Toulon.  On sourira des stratégies que mettra en place le jeune homme afin d’épouser une mulâtresse de bonne famille et ainsi grimper « deux-trois barreaux de l’échelle sociale ». On admirera surtout sa capacité à évoluer entre les différents ethno-groupes qui composent la société martiniquaise.

    Il est impossible, on l’aura compris, de résumer ce gros roman touffu, passionnant, mais où transparaissent une fois de plus le péché mignon de l’auteur : son goût immodéré pour l’histoire, l’anthropologie et la linguistique au détriment de la pure fiction. Non que le style n’y soit pas travaillé, loin s’en faut, mais on sent un peu trop, par endroits, la volonté didactique, le désir d’apprendre au lecteur des choses ou des faits que ce dernier ignore certes mais qui, à notre avis, ne sont pas absolument indispensables dans un roman. Mais, soyons juste, ce n’est là qu’un tout petit défaut qui n’obère en rien les éminentes qualités d’un texte que l’on peut lire en quatre heures, d’affilée évidemment, en quatre jours si l’on veut prendre son temps et en quatre semaines si on préfère le déguster.

    Grâce à « Case à Chine », la part chinoise de notre culture est enfin célébrée, renforçant ainsi une vision du monde, la Créolité, qui se situe aux antipodes des deux fondamentalismes qui, pour notre malheur, dominent actuellement la planète : le fondamentalisme évangélisto-bushiste et le fondamentalisme islamo-benladeniste.  

Carine Gendrey