Bondamanjak

« La pli bel anba la bay »

(Bibi, Polomat, Gratiant, Blezes, Moutoussamy, Bastel, De Lucy et les autres…). 

Battre le pays Martinique, au sens créole de parcourir, de fonds en mornes, suivre les traces qui s'enfoncent dans le physique du paysage à la suite de celles, irréelles, que laissent les histoires oubliées quelquefois volontairement, comme celle des 16 de Basse Pointe après laquelle courent la caméra, le texte, la voix et le corps de Camille Mauduech.
Courir ? Je devrais plutôt écrire rouler, tant sa voiture en aura avalé des kilomètres, de jour, de nuit, de haut en bas, de bas en haut, de gauche à droite. Camille ira prendre le train pour descendre à Bordeaux sur les lieux du procès, le métro pour rencontrer les protagonistes, avocats, journalistes de l'affaire, l'avion pour un plan surréaliste de solitude dans les couloirs de l'aéroport international Aimé Césaire.
On la voit beaucoup Camille; peut être trop mais la bougresse a un sens de la mise en scène, de la dramaturgie, une telle maîtrise de son récit que son documentaire enquête finit par captiver après quelques flâneries qui nous ramènent inévitablement sur les lieux d'un crime commis deux ans après la Départementalisation (peu de temps  après les évènements du Carbet où trois ouvriers agricoles furent assassinés par les gendarmes) : un béké est retrouvé mort, lardé de 36 coups de coutelas dans un champ de cannes, à Basse Pointe, sur l'habitation Leyritz.
Et le film déroule son cheminement de Magdelonnette à Fort de France en passant par Petit Bourg, de vieux nègres à vieux coulis en passant par le témoignage du seul béké qui ait accepté de paraître à l'image, histoires de luttes de classe encore fiévreuses, de parti communiste fort, de paroles, de légendes, de racontars, de sous entendus, de silences…
Camille est tenace avec les silences ou plutôt les non dits car elle entend éclaircir les choses, les éclairer plutôt, pour autant que sa peau sauvée lui permette de passer sans trop de problèmes, dans une société où la couleur a de l'importance, de l'ombre des salons (où l'on exhume photos & documents) au soleil des cimetières, jusqu'aux portes qui se ferment dans un claquement poli, avec mot d'excuses scotché dessus.
Mais Camille parle créole alors Camille fait « chemin chien », elle qui connaît aussi les multiples revers d'une parole qui dit tout et son contraire, je sais et je ne sais pas, j'étais là et ce n'est pas moi, en regardant son interlocutrice et la caméra bien en face, histoire de, histoire de quoi ?
De dire que, pour une fois qu'on gratte là où cela a fait si tellement mal, il est temps de répondre aux questions, aux béances de ces histoires qui constituent cette histoire commune qui est la nôtre et qui pose problème, comme si on ne pouvait pas enfin se résoudre à continuer notre marche, notre course, nos errements et nos conquêtes aussi, les yeux grand ouverts sur nous-mêmes ; temps passé, temps présent, temps à venir
Et c'est tout l'intérêt de ce road movie inquisiteur, dans l'espace et dans le temps, que de nous donner à commencer, à poursuivre cette (nécessaire ?) introspection fouillée ici avec la délicate opiniâtreté de l'objectif d'une caméra si présente et discrète à la fois, donnant à découvrir, non loin de notre regard de citoyens habitant un même lieu (quartier, commune, île), des personnages attachants, extraordinaires et banals à la fois, comme on en faisait en ces temps de solidarité active, de militantisme résolu, de convictions incarnées ailleurs que dans les mots, ombres projetées dans un début de lumière et de vérité…
Personnages que le Pouvoir de l'époque a voulu instrumentaliser pour mieux prétendre les condamner, dans une croisade anti syndicale, anti communiste, anti…n'importe quoi, où, Guy de Fabrique, la victime a fini par disparaître pour ne laisser dans un prétoire qu'un collectif d'hommes se soutenant l'un l'autre et si bien soutenus à l'extérieur de la prison ; si superbement défendus dans l'enceinte même de la Cour.
L'histoire des 16 de Basse Pointe sur nos écrans, en attendant le DVD avec ses inévitables bonus, en attendant d'autres histoires à questionner, à mettre en boîte, d'autres dates : 1900, 1959, 1961, 1967 en Guadeloupe, la liste serait trop longue…
Et tout au long coule la très belle musique (piano, basse, batterie, violon, voix…) d'un certain Dominique Fillon qui manifestement a tout compris, entendez tout senti, de la beauté et de la force des images de ce grand film dont il convient de prolonger le questionnement.
                                                                                                                                Marius Gottin