Bondamanjak

La base fondamentale du sentiment musical martiniquais.

Comme ils étaient momentanément en situation d’esclaves, ils n’ont pas pu développer toutes les composantes et toutes les expressions de ces arts. Ils ont du alors entreprendre de nouvelles créations à partir de ce qu’ils avaient conservé d’essentiel. Le point de départ, c’est tout naturellement la musique,  autour du tambour, des chants et des danses.

Il se trouve que dans l’histoire de la Martinique, la pratique du tambour, ainsi que de la musique, des chants et des danses  qui lui correspondaient a été combattue de diverses manières, notamment en cherchant à lui substituer d’autres démarches rythmiques et mélodiques issues de l’Europe pour  détourner l’Africain de son identité fondamentale.

Et même la biguine, le quadrille, et plus tard toutes les autres formes de musiques qui ont pu se développer ici ont souvent joué le rôle de démarches qui tendaient à l’éloigner de sa musique fondamentale et singulièrement de l’instrument premier à partir duquel elle s’était élaborée, le tambour.

Face à ces musiques, la réaction de l’Africain d’origine a été de les adapter en leur imprimant la base de son identité rythmique et en adaptant l’expression des mélodies. C’est comme cela qu’est née l’identité spécifique du martiniquais (tout comme celle du cubain, du haïtien, du jamaïcain, du guadeloupéen etc. etc.) On emploie pour cela l’expression de « syncrétisme », cependant cette notion a souvent pour effet de dissimuler les processus réels, et de dévaloriser les démarches de résistance et de création.

On peut constater que dans le cas de la Martinique, pour toute une série de raisons liées à la manière dont se sont formées les couches sociales, et notamment celles des hommes de couleur libres, assez rapidement, le rapport au tambour, aux musiques, aux chants et aux danses qui lui correspondent a été disqualifié au profit d’une démarche d’assimilation à l’Europe. Une véritable entreprise de gommage de la base africaine, élément pourtant fondamental, a été mise en œuvre. Et notre thèse est que tout le temps qu’a duré la mise à l’écart du tambour, l’identité culturelle du martiniquais n’a pas pu s’accomplir véritablement, car elle était privée de sa base fondamentale.

Avant de poursuivre pour montrer comment s’est opérée d’abord la conservation de cette base fondamentale, puis le cheminement historique de sa reconquête, il convient de préciser ce que nous entendons par la notion de base fondamentale.

La base fondamentale est le sentiment musical qui reflète l’âme du peuple martiniquais. Le sentiment musical propre à un peuple est une construction subtile qui résulte des caractéristiques de son milieu naturel (plaines, montagnes, soleil, neige, brouillards, désert, forêts, etc. etc.), des formes et des techniques de transformation de la nature par le travail, des sonorités de sa langue, des pratiques sociales qui se sont historiquement mises en place autour des événements importants de la vie, (naissance, mariage, mort, travail, loisirs ..), des influences et des échanges avec d’autres peuples etc. etc.  Quoique les choses évoluent tout le temps, il se trouve cependant qu’une identité de fond réussit à s’établir à partir de quelques éléments décisifs.

Il se trouve, pour toutes les diverses raisons que nous venons de mentionner, qu’un rythme spécifique du tambour, impliquant une gestuelle appropriée constitue la base de notre identité culturelle. Pour le comprendre simplement, il suffit de faire la comparaison avec ceux qui sont autour de nous (observez ce qui se passe avec la musique haïtienne, par exemple : notre proximité et notre différence peuvent  nous permettre de saisir tout ce qui fait l’originalité des sonorités et de la gestuelle qui lui sont propres).

Maintenant, essayons de décrire ce sentiment musical martiniquais qui nous est propre et qui s’exprime à travers le tambour bèlè, c’est quelque chose de complexe : il y a ce ronronnement particulier du tambour, avec ses roulements qui surgissent à intervalles, comme pour symboliser nos mornes et nos montagnes, il y a cette dynamique du tibwa qui règle la mesure pour tous, il y a cet envoutement, tantôt mélancolique, tantôt rageur, tantôt moqueur, tantôt enflammé du chant, avec les accents si particuliers de la voix, avec  l’ondoiement de la mélodie et les vagues que font les répondeurs. Et cette émotion, qui provient de la conscience de cette fraternité africaine et caribéenne qui s’impose à vous tout d’un coup. Et puis en fin de compte ce sentiment inexplicable de s’être rapproché de soi même, en découvrant la grâce, l’élégance et la beauté, là où s’était habitué à voir que banalité et même vulgarité. Tout à coup il y a des choses qui font sens, et qui vous renvoient au delà de l’apparence de la chose visible. Il y a une dimension autre que la chose actuellement vue et entendue. Il faut cependant dire que ce transport n’a rien d’automatique, et ne se produit pas forcément tout le temps. Il faut à la fois que la démarche culturelle atteigne un certain niveau artistique, mais il faut aussi que les circonstances, le lieu et le moment confèrent à la chose le degré d’intensité propre à provoquer une telle élévation de l’âme.

Le caractère fondamental de ce sentiment musical se remarque au fait qu’il est compris et ressenti par tous, au-delà des âges, regardez les touts petits enfants, en passant par les jeunes, les adultes et les grandes personnes, mais voyez aussi comment cela transcende les couches les classes sociales (qui ont par ailleurs leurs musiques de prédilection, correspondant à leurs habitudes et à leurs pratiques sociales).  Précisons encore, quand nous parlons de base fondamentale, que cela ne signifie pas que tous les individus doivent en être des pratiquants, il suffit qu’ils soient membres de cette communauté, qu’ils le reconnaissent ou pas d’ailleurs. Le fils d’un martiniquais installé à New York peut bien, individuellement personnellement, ne pratiquer que de la musique rock, il dira sans problème, « l’identité musicale de mon peuple c’est le bèlè ». Tel concertiste martiniquais pratiquant la musique classique, dira sans difficulté la même chose. Inversement, un martiniquais d’ici peut bien dire « je ne me reconnais absolument pas dans le bèlè » ; comme individu, c’est son droit le plus strict de le dire, exprimant par là sa conviction et son choix, mais cela ne change rien à la réalité : le bèlè est la base fondamental du sentiment musical martiniquais.

Voilà pourquoi nous disions plus haut, que tout le temps qu’a duré la mise à l’écart du tambour, l’identité culturelle du martiniquais n’a pas pu s’accomplir véritablement, car elle était privée de sa base fondamentale.

Cette base fondamentale a été conservée par les anciens. Ils ont pu le faire, car au-delà d’abord de toute visée idéologique, il existe ce que nous pouvons appeler l’amour du tambour, la passion du bèlè, et bien sûr on peut dire la même chose du damier. Certaines personnes qui découvrent cela de nos jours comprendront mieux ce que cela veut dire. Il y a des pages et des pages à écrire là-dessus. C’est cette même passion qui a poussé certains militants culturels durant les trente dernières années à faire surgir un nouveau monde bèlè, en étroite relation avec les anciens pour qu’aujourd’hui l’identité culturelle martiniquaise ne soit pas privée de sa base fondamentale. Désormais pour le martiniquais, la voie est véritablement ouverte pour la conscience  de soi, car le voilà idéologiquement armé pour entreprendre toutes les luttes, tous les combats, tous les chantiers, toutes les constructions qui le mèneront à la maîtrise de lui-même en toute lucidité, pour mettre en œuvre tous ses savoirs, anciens et nouveaux, pour donner toute l’étendue nécessaire à toutes ses connaissances, à toutes ses créations.

Il me semble qu’une démonstration assez remarquable en a été donnée par la place de l’expression musicale à travers le mouvement qui a débuté le 5 Février et a duré un mois et une semaine.  

Edmond Mondésir Martinique Mars 2009