Bondamanjak

La Drive Ensorcelée

La nouvelle est un genre littéraire peu cultivé en Martinique mais riche en possibilités esthétiques. Le défi auquel est confronté celui qui s’y adonne est de condenser un maximum de tension dramatique dans un espace textuel restreint, beaucoup plus restreint que celui du roman. L’auteur doit s’efforcer de captiver le lecteur dès le début de la narration et de le maintenir sous son empire jusqu’au dénouement, lequel, pour atteindre son maximum d’efficacité, doit surprendre par son côté inattendu. La sobriété lui sied mieux donc que la prolixité, et il doit se livrer à un patient travail sur la langue afin d’éliminer le superflu, de trouver le mot juste et percutant.

Certains de ces 19 auteurs sont bien connus du public martiniquais et jouissent même d’une renommée internationale comme romanciers. D’autres sont moins connus, ou carrément inconnus en tant que nouvellistes. Même s’ils n’ont manifestement pas tous le même talent, ils contribuent tous à faire de cet ouvrage un texte passionnant et original, à lire à tout prix car miroir de notre société en crise, malade de la tête.

Il est difficile et sans doute injuste de manifester un intérêt particulier pour telle ou telle nouvelle. Mais comment résister à l’envie de saluer l’extrême sobriété et la force expressive de Zeb-Mouch de Thierry L’Étang, l’écriture élégante et le surprenant dénouement de La photo de Clara de Jean-Pierre Arsaye, l’art avec lequel Fernand Tiburce Fortuné nous fait voyager à travers la tête d’un intellectuel fou dans Boug-tala fou an mitan tet !, le mélange de sarcasme, d’humour amusé et de lucidité de Petits arrangements avec la vie de Dominique Aurélia, ou encore le déroutant et extraordinaire travail sur le langage et la langue réalisé par Lévi of the Tik dans Qu’il n’a la drive ?

Cette nouvelle, dont l’auteur semble s’appeler en réalité Charles-Henri Fargues, est un savant mélange de langues (créole, français standard, français banane, anglais, espagnol, latin) ; un migan de religions (catholicisme, religion rasta, hindouisme). Malgré l’incohérence verbale provoquée par la drogue, le texte est structuré de telle manière qu’on arrive à y percevoir une certaine cohérence qui en facilite le décodage et la compréhension.

Raphaël Confiant et Jean Bernabé, écrivains confirmés, ainsi que Éric Pezo, ont opté pour l’écriture en langue créole, mais tandis que les deux premiers ont fait traduire leur texte en français par Marie-Françoise Bernabé, le dernier s’est contenté de la version créole. Cela pose évidemment le problème de la relation entre français et créole d’une part, et auteur et lecteur d’autre part. Que peut signifier en effet la traduction en français d’un texte écrit en créole? On peut penser qu’il s’agit de démonter que le créole, comme toute langue, est traduisible dans une autre, en l’occurrence le français. Mais on peut penser aussi que Confiant et Bernabé doutent de la capacité du lecteur à lire un texte créole relativement long et en apprécier la dimension esthétique, d’où le recours à la traduction.

On ne saurait terminer ce bref article sans souligner qu’en 2007 la Martiniquaise Widad Amra a publié chez L’Harmattan un long poème intitulé Regards d’errance / Drive poétique. L’ouvrage dirigé par Gerry L’Étang est la preuve que la « drive » n’a pas fini de nous passionner.

* Article de Maurice Belrose paru dans l’hebdomadaire Justice (Fort-de-France) du 4 mars 2010.