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La justice française entre vrai et Fofana

Le lundi 13 juillet, directeur des affaires criminelles et des grâces, Jean-Marie Huet, a contacté téléphoniquement le procureur général de Paris, Laurent Le Mesle, et l’a enjoint de faire appel du verdict rendu vendredi 10 juillet par la cour d’assises de Paris contre quatorze des vingt-sept membres du « gang des barbares » (et ce sans qu’il n’y ait eu aucune concertation avec le parquet général).

Quelques heures après cette injonction, Laurent Le Mesle, a annoncé qu’il y avait eu appel de l’arrêt rendu dans le procès Fofana et que quatorze des co-accusés de Youssouf Fofana condamnés, le 10 juillet, pour le meurtre d’Ilan Halimi, en 2006, seraient rejugés en appel d’ici un an environ.

Cet appel concerne les prévenus condamnés à des peines inférieures aux réquisitions, notamment « l’appât ».

Youssouf Fofana, condamné à la peine maximale qui existe, la réclusion à perpétuité assortie d’une peine de sûreté incompressible de 22 ans, n’est, lui, pas concerné par l’appel.

Les parties civiles se sont déclarées satisfaites de cet appel partiel, qu’elles avaient demandées car la loi ne leur permet pas de faire appel elles-mêmes des dispositions pénales (c’est-à-dire des condamnations sur le plan pénal) d’un arrêt de cour d’assises.

Beaucoup de commentateurs ont critiqué la demande de Michèle Alliot-Marie de faire appel en considérant qu’elle constituait une immixtion intolérable du politique dans le judiciaire,

 

car elle répond aux demandes de la mère d’Ilan Halimi, de son avocat et de plusieurs associations juives (notamment le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF)) qui ont souhaité l’organisation  d’un second procès ouvert au public dès la décision de la cour d’assises des mineurs rendue.

Certains membres du barreau ont énormément décrié la position du Ministre de la Justice. « La déclaration de la ministre est survenue juste après le Conseil des ministres. Ce qui nous prouve qu’il s’agit d’une décision politique que de faire appel contre le premier jugement », s’indigne Yassine Bouzrou, l’avocat de Franco Louise, dans une déclaration à Lexpress.mu.

Ce qui est gênant dans cette affaire, c’est que le parquet a fait appel sur un ordre du gouvernement.

Depuis l’intervention de la ministre de la Justice, les milieux judiciaires dénoncent les ingérences politiques et les pressions communautaires dans ce dossier.

Ces ingérences sont contraires au principe de la séparation des pouvoirs qui a été élaboré par Locke (1632-1704) et Montesquieu (1689-1755), afin séparer les différentes fonctions de l’Etat, en vue de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus liés à l’exercice de missions souveraines.

Il existe trois pouvoirs au sein des différents régimes politiques :

– le pouvoir législatif, qui consiste à édicter des règles générales, exercé en France par des assemblées représentatives ;
– le pouvoir exécutif, qui concerne l’exécution de ces règles, détenu en France par le chef de l’Etat et par les membres du gouvernement  ;
– le pouvoir judiciaire, qui concerne le règlement des litiges et qui, en France, appartient aux juridictions.

L’objectif assigné par Montesquieu à cette théorie de la séparation des pouvoirs est d’aboutir à l’équilibre des différents pouvoirs : « Pour qu’on ne puisse pas abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. »

Cependant, en France, il n’y a pas une séparation stricte des pouvoirs mais plutôt une collaboration entre eux, c’est-à-dire que les différents pouvoirs disposent de moyens d’action les uns à l’égard des autres.

En effet, une séparation trop stricte des différents pouvoirs peut aboutir à la paralysie des institutions.

La faculté pour le chef de l’Etat de dissoudre l’une des chambres composant le Parlement, la possibilité pour le pouvoir législatif de renverser le Gouvernement, la soumission des magistrats du parquet à l’autorité hiérarchique du Gouvernement sont autant d’exemples de cette collaboration des pouvoirs.

Le Garde des Sceaux semble cependant avoir fait une interprétation extensive des dispositions légales de l’article 30 du Code de Procédure Pénale qui lui permettent de « dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d’engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportunes ».

Interrogé sur FRANCE 24, Christophe Regnard, président de l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire), s’étonne de la demande du ministre de la justice de faire appel dans le procès Fofana qui résulte, selon lui, d’une pression de la famille et de la communauté juive.

Il a jugé « dangereuse et inquiétante » cette décision de faire appel. « Si la simple motivation, c’est que les peines prononcées sont inférieures de quelques années à ce qui a été requis, il va falloir faire appel dans les trois quarts des affaires pénales de cour d’assises », a relevé le président de l’USM, en regrettant que « la politique ait repris ses droits sur la justice ».“D’habitude, le ministre fait intervenir le parquet quand il y a eu acquittement, et non quand les peines sont légèrement inférieures”, précise-t-il. Et de rappeler que l’avocat général, Philippe Bilger, avait qualifié d' »exemplaire » le verdict rendu.

 » Tout cela nous oriente dans un système où la partie civile peut potentiellement exercer une vengeance privée, souligne Christophe Regnard. Nous sommes dans un procès où ni la politique, ni la justice, ni la communauté juive n’a quelque chose à gagner. « 
 
Un avocat, connu comme l’avocat blogueur Eolas, a estimé que le Ministre de la Justice a cédé à une demande des parties civiles et s’est comporté ainsi en « valet des victimes » et non en garde des Sceaux. Selon lui, Michèle Alliot-Marie « aurait dû expliquer que la justice n’est pas la vengeance et que les peines prononcées par le peuple souverain ne regardent pas les victimes ».

Le monde judiciaire estime de manière quasi-unanime que cette ingérence du politique dans le judiciaire crée un fâcheux précédent. »