Bondamanjak

Le créole, français et perte de soi

Dialogue entre Frantz SUCCAB et Jean BERNABÉ

Voici mon commentaire du second article de Jean Bernabé : « La place du langage dans les représentations attachées à la nation », dans la série LE RASSEMBLEMENT DU PEUPLE MARTINIQUAIS À L’ÉPREUVE DE LA CRÉATIVITÉ… Commentaire ou témoignage d’un itinéraire guadeloupéen ? Votre choix sera la mien, si ça peut servir.

Autant qu’il m’en souvienne, en ce qui me concerne, il n’y a jamais eu intérieurement de duel créole-français, même alors que les nécessités du militantisme anticolonialiste aura tenté de les pousser l’un contre l’autre.

Bien sûr, lorsqu’a vingt ans… ékèk  j’ai revêtu l’armure toute neuve du patriotisme, j’ai vite choisi mon camp, un peu comme tout le monde : le créole contre le français. En commençant par dire en français au créole qu’il n’était pas français, puis à dire en créole au français qu’il n’était pas ma langue. En vérité, il s’agissait là d’un duo, inégal il est vrai, où les apprentis intellectuels que nous étions forçaient le ton du français pour réveiller le créole et l’encourager à oser devenir une langue à part entière. En somme, ce qui nous arrive aujourd’hui, notre créolité francophone et notre francophonie « créolienne », nous l’avons bien cherché. Pourquoi le regretter ?  C’est une sacrée aventure.

Ce n’est pas tant échapper aux scléroses de la tradition linguistique qu’à celles de la pensée qui me préoccupe aujourd’hui. Avec un long passé de militant anticolonialiste organique, je suis longtemps resté calfeutré dans le dogme et je consacre l’autre moitié de ma vie à m’en libérer. Qu’il ne se mette plus entre ma terre et moi.

Comme beaucoup de notre génération, c’est à 18 ans, après le bac, que j’ai quitté la Guadeloupe. Pendant ces dix huit ans, ma vie s’était déroulée au sein d’une jeunesse de la petite-bourgeoise naissante qui aspirait plutôt à s’éloigner de la tradition. Nous étions à la fois yéyé et latino, si l’on s’en tient aux musiques qui nous faisaient danser et aux dégaines que nous aimions.  Les garçons entre eux se parlaient généralement en créole, à ce titre, je faisais un usage quotidien de cette langue, y compris des néologismes de génération, juste pour ne pas parler « vieux »…

En même temps, si mes parents, pourtant tous deux instituteurs, ne se parlaient intimement qu’en créole, c’est en français qu’ils s’adressaient à moi, sauf dans les moments de grande colère. En retour, il était hors de question que je m’adresse en créole ni à ma mère et à mon père ni aux « grandes personnes » en général, ni à mes sœurs ni aux filles en général. C’était considéré comme un manque de respect.

Et puis, plus nous nous sommes approchés des classes terminales où, élites postulantes, on parle littérature et philosophie, voire politique, on se pique d’écouter Brassens, Brel et Ferré,  et plus le Français devenait de mise. Même entre garçons.

La tradition pour moi se résumait à quelles pratiques sociales ? En vrac : contes le soir, que racontaient encore quelques vieux-corps, cochon, pois d’Angole, sapins de filao et cantiques à Noël, Fête des Mères, déguisements et beignets pour le Carnaval, matété ou kalalou de crabes à Pâques, chanjmandè à la campagne pour les grandes vacances, quelques jeux : kristal é mab, chokaché, pichin, fabrication de jèsponm ou banza pour la chasse aux petits oiseaux,  bougies au cimetière à la Toussaint… Voilà, en gros, mon profil lorsque je pars faire mes études en 1966.  J’ai juste eu le temps d’en prendre plein la figure avec le cyclone Inès. Ma famille se trouvant sinistrée comme le plus grand nombre des gens à habitat vulnérable, sans pour autant être complètement démunie. Ce qui ajoute dans mes bagages une appréhension plus élargie des miens, faite de compassion et de solidarité.

J’ai à peine le temps de bien m’installer en France que se produisent en Guadeloupe les massacres et les arrestations politiques de 1967. Des gens que je connais de vue sont tués, d’anciens copains emprisonnés. L’autre kalòt vient de France même, avec la révolte étudiante de 1968. J’habite le Campus de Nanterre. C’est donc dans un climat de forte contestation politique et culturelle, très orientée vers l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme, que je vais côtoyer pendant toutes mes années d’études des étrangers, parmi lesquels je n’ai fini par intégrer les Français que fort tard, en vivant pleinement nos points de ressemblance idéologique et de différence historico-culturelle. Je ne fréquente plus les Guadeloupéens (et aussi les Martiniquais) que pour me sentir exister en tant que communauté distincte.

Ainsi mon premier retour vers nos traditions aura procédé d’une sorte d’opération de soustraction : lorsque j’enlève tout ce qui relèverait de la tradition française occidentale, la part résiduelle est censée être la mienne : kréyòl, jédimo, gwoka, kannaval a nèg, koubouyon pwason, kolonbo, ziyanm é mori, etc... La fréquentation des autres et l’attirance à l’égard de leurs héroïsmes et de leurs chants les plus beaux : Che Guevara, Patrice Lumumba, Pablo Neruda, Bob Dylan, Joan Baez, Atahualpa Yupanqui, etc… Tout cela nous pousse à nous précipiter lakaz et chercher à toute force l’équivalant, sinon l’inventer.

Voilà comment se construisent les conditions de l’installation du créole dans ma vie, ma bouche et ma plume, fortement stimulée  par la poésie de Sony Rupaire. Le créole prend la main dans nos conversations de tous les jours et nos réunions politiques. Nous apprenons à soumettre au créole des raisonnements et de analyses théoriques qui jusqu’alors n’étaient  exprimées qu’en français. Le Gwoka fut décrété « musique nationale » de Guadeloupe contre la biguine, définitivement coupable de doudouïsme. Il fallait tellement démontrer aux autres et à nous-mêmes une identité culturelle, que presque tout le monde s’était mis à écrire des poèmes et des pièces de théâtre en créole, sans être forcément poètes ou dramaturges. Cela n’importait pas. Autour de l’évocation des GRANDES dates et des GRANDS événements historiques, il était urgent de broder une identité nationale.

Vous comprendrez aisément que pendant cette époque de bouillonnement, la langue guadeloupéenne, prenant pour siens au passage tous les mots français têtus qui nous collaient à la langue… du fait quepar conséquent…à cause que…kidonk, accumulait en même temps bien des menaces pour sa structure interne. Je crois, cependant, qu’à partir des mouvements paysans des années 1970 en Guadeloupe, ce surgissement a accompagné l’arrivée massive de ses locuteurs naturels dans l’espace public. Cela lui a été salutaire, car les intellectuels qui s’impliquaient quotidiennement à leur côté ont pratiquement (pour certains) réappris à parler. Je veux dire en cela, au-delà de quelques mots supplémentaires du vocabulaire, à écouter et entendre la langue, à goûter son nannan, à s’imprégner de son esprit, de ses masko et de ses jèsdèkò.

Cela n’empêche pas que, comme nous en avertit  Jean Bernabé, «  la langue créole, même et surtout enseignée à l’Ecole, même et surtout utilisée par les médias, n’est pas exempte de toutes les menaces concernant non seulement sa place dans notre société, mais aussi sa structure interne, bref sa pertinence, voire sa survie. » Aujourd’hui, à l’heure où je parle, le moindre coureur cycliste de moins de trente ans répond naturellement, dans un français relativement correct, à un journaliste qui s’efforce de l’interviewer en créole. Ces gosses, même déscolarisés très tôt, ont grandi entourés du français-télévision. Ce n’était pas le cas de Saturnin Mollia dit Dadou, notre vieux champion cycliste des années 60. Pour lui, le français était vraiment une langue étrangère.

Le français n’est plus une affaire de lettrés, le créole, par contre, tel qu’il est médiatisé et théâtralisé, l’est de plus en plus. La plupart des journalistes, militants ou pas, voire les intellectuels en général, te parlent en créole comme s’ils voulaient te montrer, quand même, que ce n’est pas parce qu’ils ne savent pas parler français.

Je pense qu’il faut dédramatiser la cohabitation et la copulation de ces deux langues dans notre vie de tous les jours. Libérer chacune de leur mode de vivre en colonie. Laisser chacune faire l’impossible pour nous tirer de là.

J’ai écrit dans un article que l’opération de décolonisation ne sera pas forcément le résultat maudit d’une soustraction, mais, possibilité d’addition aux autres. Hors du confinement forcé franco-français, les langues et cultures créoles pourraient mieux parler au Monde. Et je concluais en m’inspirant des mots de Kateb Yacine que, de même, le français pourrait mieux servir à dire au Français combien nous ne sommes pas Français. Le plus terrifiant, en fin de compte, c’est la perte de soi.

Frantz Succab

Réponse de Jean Bernabé au commentaire de Frantz Succab

Frantz Succab a tout à fait raison de dire qu’il n’y a jamais eu de duel créole-français. Oui, mais pour une seule raison : les langues ne sont pas en guerre, ce sont les hommes  qui sont en guerre. Par conséquent, parler de « duel des langues », c’est recourir à une métaphore qui n’est autre qu’une sorte de transfert dont je conçois qu’il ne puisse pas plaire à tout le monde. Cela dit, dans la société, il y a des antagonismes sociaux dont l’un est représenté par la situation de minoration du créole. Je suis tout à fait d’accord que la conscience de cette minoration est le fait surtout des sociolinguistes (et encore, pas tous !) et que l’ensemble des locuteurs ne se sent pas traversé par ce conflit. Heureusement ! La conscience d’une telle fissure interne serait préjudiciable à l’équilibre des locuteurs, qui parviennent à vivre dans leur langue, qu’il s’agisse du  créole ou du français.

Tout cela étant dit, ceux qui réfléchissent aux réalités de nos pays ne doivent pas en rester à une vision des phénomènes linguistiques qui ne concerne que telle ou telle personne. Mais, d’un autre côté, il ne faut pas non plus se borner à un discours très général, qui tend à oblitérer, voire effacer les expériences individuelles. C’est à ce titre que le témoignage singulier qui s’exprime à travers le commentaire de Frantz Succab est précieux et opportun, dans la logique même de KTKZ, qu’il impulse, par là même ! Il témoigne, par ailleurs, d’un ancrage dans le créole et la culture guadeloupéenne dont il ne faut cependant pas surestimer la longévité pour ce qui est de l’ensemble de la population guadeloupéenne, même si la Guadeloupe est de beaucoup moins acculturée que la Martinique. Nos pays créolophones sont engagés dans un processus de « décréolisation » linguistique, qui est d’autant moins perçu par les locuteurs que ces derniers sont psychologiquement enracinés dans leur langue. Mais enracinement psychologique n’est pas ancrage linguistique. Poser la problématique de la décréolisation est une entreprise hasardeuse et compliquée, car elle entraîne une fracture entre les analystes, dénonciateurs de cette décréolisation et ceux qui pratiquent cette décréolisation au quotidien, parce qu’ils n’ont pas d’autre recours.

Mon objectif, qui, je l’espère, sera de plus en plus clair dans les prochains articles de cette chronique, est non pas de tomber dans la stigmatisation d’un mauvais créole, mais d’amener nos pays, en l’occurrence la Martinique, mon pays, à prendre conscience d’une réalité, qui par nature échappe à la conscience non critique. On ne peut pas utiliser une langue pour dire ce qu’on a à dire et, ce faisant,  considérer qu’elle n’est pas apte à cette utilisation. Seule une prise de conscience collective, et non pas les convictions de tel ou tel « grangrek » pourra amener les habitants de nos pays à s’unir et à « faire peuple » autour de ses problématiques fondamentales. Celle relative au créole en est une. Les commentaires de Frantz Succab me permettent d’envisager, dans le dialogue, des perspectives concrètes et probablement réaménagées pour mes analyses. Elles ont les bienvenues ! Puissent-elles m’accompagner tout au long de cette chronique dans laquelle, je tente, à ma manière, d’exprimer un simple point de vue sur l’esprit de rassemblement que tente d’incarner le mouvement ouvert à tous qu’est KTKZ.

Man kwè man kouté, man ka espéré man tann, man bien lé kwè man konprann, ki fè nou toutt ké pé rivé antann, pou nou pé sa antouprann voyé sé péyi-nou an pli douvan !