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Le mépris a-t-il un coût ?

Thibault Gajdos, Chargé de recherche CNRS, Centre d’économie de la Sorbonne, a écrit une analyse simple et brillante de la notion de mépris dans les rapports sociaux et de l’intérêt de la réciprocité dans les entreprises… A méditer.

« Au cours de la récession américaine du début des années 1990, l’économiste Truman Bewley a effectué plus de 300 entretiens aux Etats-Unis, notamment auprès de dirigeants d’entreprises afin de mieux comprendre le mécanisme d’adaptation des salaires à la conjoncture économique. Il ressort de cette étude que les employeurs sont extrêmement réticents à l’idée de réduire les salaires, et l’évitent autant que possible. Pourquoi ? Parce que cela touche le moral des employés. Une baisse des salaires est perçue par les employés comme une sanction – voire une insulte – et dégrade l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes.
Leur adhésion aux objectifs de leur entreprise et leur bonne volonté sont affectées. Il en résulte une diminution de leur productivité, qui fait plus que compenser les économies faites sur les salaires.
Inversement, les employeurs interrogés estiment que la générosité salariale (et non les incitations monétaires ou la surveillance) est le plus sûr moyen d’obtenir la coopération des salariés.

Les sentiments semblent ainsi jouer un rôle essentiel dans les relations entre les agents économiques. Cette hypothèse a été confirmée par des expériences menées en laboratoire. Dominique de Quervain et ses coauteurs ont rapporté en 2004, dans la revue Science, l’expérience suivante.
Deux individus (disons Pierre et Paul) qui ne se connaissent pas sont placés dans deux pièces différentes, avec une dotation de 10 euros chacun. Pierre peut garder ses 10 euros, auquel cas l’expérience s’arrête.
Il peut également transmettre la totalité de sa dotation à Paul. Au cours du transfert, cette somme est multipliée par quatre. Paul dispose alors de 50 euros. Il peut les partager équitablement avec Pierre, et l’expérience s’arrête. Il peut également décider de tout garder. Dans ce cas, un supplément de 20 euros est versé à Pierre. Il peut utiliser une partie ou la totalité de cette somme pour punir Paul : pour chaque euro qu’il dépensera, Paul perdra 2 euros. On donne ainsi à Pierre les moyens de punir Paul de son égoïsme, mais cette punition est coûteuse. On constate que la quasi-totalité des participants punit leur partenaire lorsque celui-ci se comporte de manière égoïste. Mieux : en observant le cerveau de Pierre au moment où il prend la décision de punir Paul, on décèle l’activation d’une zone liée au sentiment de satisfaction.

Ces observations, et de nombreuses autres du même ordre, confirment les intuitions des employeurs interrogés par M. Bewley : la réciprocité, vécue comme une forme de justice, constitue une motivation puissante des actions individuelles. Les individus sont mus par leurs sentiments tout autant que par leurs intérêts matériels. Et ils sont souvent prêts à sacrifier ceux-ci à ceux-là.

Il y a une leçon politique à tirer de ces études. Obtenir la coopération de corporations que l’on vilipende risque d’être difficile. On court même le risque de les voir prêtes à sacrifier un peu de leur bien-être matériel pour venger l’offense. Le président de la République, Nicolas Sarkozy, est donc un gestionnaire bien mal avisé. Magistrats petits pois, enseignants-chercheurs médiocres, grévistes invisibles, fonctionnaires incompétents, : ils sont nombreux ceux dont la coopération risque de faire cruellement défaut. En toute rationalité. »

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