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Le rassemblement solidaire du peuple martiniquais à l’épreuve de la créativité 6. Le réseau lexical du terme « agoulou » comme exemple des potentialités d’une (ré)appropriation possible du créole

par  Jean Bernabé

 Inutilisées parce que méconnues, les ressources (doukwé ou bien bwadèyè) du créole sont de nature à fonder l’espoir d’une (ré)appropriation collective, ce à quoi la présente chronique sert d’esquisse.

J’ai  rappelé dans le précédent article la distance phonétique existant entre l’entrée lexicale française (« goulu ») et la « sortie » créole (« agoulou »). Il importe de noter que dans ces deux mots (l’un français, l’autre créole) on trouve un élément commun, à savoir la paire de consonnes « gl » même si ces deux sons peuvent se trouver disjoints, ainsi qu’on le verra dans les listes fournies ci-dessous. Cet élément fonctionne comme une sorte de racine, dont la permanence se retrouve non seulement en français mais aussi en créole. En français, signalons : déglutir, dégouliner, dégueuler (terme argotique) dégueulis, engloutir, gueule, engueuler, engueulade, glouton, gloutonnement, gloutonnerie, glousser, goulée, goulet, goulot, goulotte, goulûment). Quant au créole, il présente un réseau plus vaste, ce qui atteste, en l’occurrence, un degré de créolisation assez intense : abadjol, agoulou, agouloutri, badjol, badjolay, badjolé, badjolè, bòdjel, boutdjel, boutdjol, dédjeldésann, dégloupay, dégloupé, didjouli, digolé, djel, djeldou, djeldouss, djélé, djélè, djelfann; djol, djolalèlè, djolay, djolbass, djolbè, djolfò, djolfòsinè, djolfòsinen, djolfòsiniè, djolkoulélé, djolkoulèlè, djolmaré, djolpann, fann djol, godjol, gloubap, gloubapri, glouk, gloum, gloupay, gloupé, gloupman, gouli, koulidjel, plendjol, poudjel, poudjélé, pougal, pougalé.

Un peu de pédagogie

Pour des raisons pédagogiques, je reprends l’ensemble des ces termes en les regroupant dans un ordre différent de l’ordre alphabétique retenu ci-dessus:

agoulou : cet adjectif sert de base au nom : agouloutri (gloutonnerie, voracité)

djel : (signifiant « gueule » pour les animaux et, de façon grossière pour les humains (Fèmen djel-ou !). Ne nous y trompons pas : dans « djel », on retrouve (comme partout ailleurs au sein de ce réseau) l’élément-racine « gl » annoncé précédemment, mais ce dernier s’y retrouve sous une autre forme phonétique caractéristique du martiniquais, alors que le guadeloupéen, lui, a gardé le « gl » dans le même mot, sous la forme gel (Fèmé gel a’w !).

djol : ce terme n’est pas une simple variante de djel. Il peut en effet servir pour les animaux (et, de façon tantôt grossière, tantôt non grossière, comme on le verra plus loin, pour les humains), mais il est utilisé aussi pour les objets. On dira : djol boutey-la (le goulot de la bouteille) ou : an fizi dé djol (un fusil à deux canons) ou encore : djolbass lariviè-a (l’embouchure de la rivière). Mais on n’aura jamais *djel boutey-la, ni *an fizi dédjel, ni non plus *djelbass lariviè-a (j’ai fait précéder des dernières expressions d’un astérisque pour indiquer qu’elles ne correspondent pas au code grammatical du créole martiniquais). Je fais remarquer qu’en guadeloupéen on a gel et non pas *gol. Cela dit, dans ce créole, il est tout à fait grammatical d’avoir gel a boutey-la (le goulot de la bouteille). Chaque créole a ses propres structures !

Les dérivés de djel et de djol et autres mots de la même famille

Nul besoin d’être linguiste pour se rendre compte que les mots suivants sont de la même famille :

– sur la base djel : bòdjel (rebord) ; boutdjel (dispute, querelle) ;  dédjeldésann (dégringoler, mot à mot : « se casser la gueule ») ; dégloupay (déglutition) ; djeldou (amateur de gourmandises sucrées) ; djeldouss (hypocrite, mielleux, onctueux, patelin) ; djélé (brailler, crier, gueuler) ; djélè (brailleur, gueulard) ; djelfann (rictus) ; koulidjel (bave), poudjel (engueulade, réprimande, savon) ; poudjélé (engueuler, réprimander, passer un savon).

– sur la base djol : abadjol (bajoue); badjol (fanfaronnade, vanterie), ce mot venant de batt djol ; badjolay (hâblerie, forfanterie, vantardise) ; badjolé (se vanter, se mettre en valeur par la parole) ; badjolè (fanfaron, hâbleur, vantard) ; boutdjol! (Chut ! Silence ! Arrêtez de parler !); djolalèlè (bavard) ; djolay (bavardage, caquetage, papotage) ; djolbass (embouchure d’une rivière) ;  djolbè (caractérise une personne qui zozotte, comme si elle avait du beurre au bout de la langue) ; djolfò (revendication, rouspétance), djolfòsinè (râleur, rouspéteur) ; djolfòsinen ou bien fè djolfò (rouspéter, râler, réclamer, revendiquer) ; djolfòsiniè (protestataire, revendicatif) ; djolkoulélé (bavasser, discourir, jacasser, parler sans cesse) ; djolkoulèlè (bavard) ; djolmaré (grimace, moue) ; djolpann  (abruti, hébété), fann djol (amocher, éreinter, esquinter) ; godjol dans l’expression godjol (manifester un air de mécontentement), plendjol (baffe, calotte, gifle, mandale).

– autres mots de la même famille : dégloupé (déglutir) ; didjouli (vomi, vomissure) digolé (dégouliner) ;  gloubap (glouton) ; gloubapri (gloutonnerie, voracité) ; glouk (interjection qui indique le fait d’engloutir rapidement) ; gloum (lourd à avaler, étouffe-chrétien : peut se dire, par exemple, pour un gâteau), gloupay (engloutissement), gloupé (avaler, engloutir, ingurgiter) ; gloupman (adverbe signifiant « gloutonnement, goulûment ») ; gouli (humilier, mortifier) ; pougal (stigmatisation) ; pougalé (stigmatiser).

Une  anecdote éloquente :

Pendant le récent débat sur le mariage pour tous, j’ai entendu sur une station locale de  radio la phrase suivante énoncée à peu de chose près en ces termes : Ni an énorm stigmatizasion ki ka pézé anlè sé moun-tala ki ka fè yo ka aplé yo « makoumè », pou imilié yo. Man ka pansé fok arété di stigmatizé yo. Sa pa an konpotman korekt !

Il est évident que ces phrases ne posent aucun problème de compréhension à un créolophone martiniquais, mais je pense qu’il en existe d’autres formulations propres à s’inscrire de façon plus pertinente dans une grammaire plus créative du créole. Néanmoins, sauf à vouloir m’afficher comme spécialiste des langues créoles, si j’avais à tenir publiquement ce type de discours, j’utiliserais probablement à peu près les mêmes termes que cet intervenant, mais assurément pas pour les mêmes raisons. Mon souci ne viserait en effet qu’à éviter toute incompréhension de la part de mon public. Cela dit, à des étudiants de linguistique créole à l’université, je formulerais ce même propos sous une autre forme qui pourrait être la suivante : Ni an bidim  pougal ki ka pézé anlè sé moun-tala, kifè yo ka kriyé yo « makoumè » aselfen di gouli yo. Pa mwen, fok sispann pougalé yo. Sa pa an jesman obidjoul !

Deux poids, deux mesures ?

Oui ! Deux poids, deux mesures ! Cela est bien vrai ! Mais précisément, ici se pose une question cruciale. Elle est de savoir quelle stratégie adopter pour (ré)inscrire les locuteurs créoles dans un rapport nouveau à leur langue sans pour autant les stigmatiser et bloquer leur spontanéité langagière, ce qui aboutirait à une catastrophe pire que la décréolisation, à savoir l’insécurité linguistique ainsi que le rejet de soi et de sa langue, c’est-à-dire, à terme plus ou moins lointain, la mort du créole. Car une langue morte est une langue qui n’est plus parlée (quelles qu’en soient les raisons) et, redisons-le encore et encore, mieux vaut parler un créole parasite du français, un créole tjòlòlò que ne plus parler créole du tout. Nous connaissons tous des militants politiques ou syndicalistes capables de tenir des discours enflammés, éloquents et entraînants dans un créole extrêmement francisé, ce qui, apparemment, leur est tout à fait égal. De toute manière, ils n’ont pas le choix ! Faut-il alors les culpabiliser ? Faut-il briser leur spontanéité au nom d’un code grammatical donné pour plus créatif, mais qui les jugulerait et assècherait leur talent ? Ce questionnement est grave : il nous invite à penser une démarche inédite de refondation, qui ne peut être menée et assumée que collectivement et, bien sûr, à certaines conditions ! La langue, redisons-le, est une réalité complexe et (contrairement au point de vue d’un certain nationalisme étriqué et pénétré de dangereuses confusions sur la réalité et les enjeux du créole, sur la problématique de la créolité et de la créoliosation), elle ne saurait en aucune façon constituer un phénomène identitariste. Instrument d’échange et de commerce entre les humains, elle peut, certes, devenir objet de fétichisme. Il n’empêche – et ce n’est pas contradictoire – que la qualité de notre rapport à nos deux langues (créole et français) constitue une des conditions propres à soutenir notre capacité à faire peuple, ce sans quoi, nous sommes condamnés à la pire des sanctions : l’ « auto-génocide », le contraire de l’« auto-émancipation ».

Nous voilà donc plongés dans le type même de problématique qui ne peut être abordé qu’à travers une démarche de kolétetkolézépol telle que j’ai pu, en d’autres occasions, tenter d’en définir les objectifs, selon ma vision personnelle, certes, mais ouverte au partage et au dialogue.

Prochain article :

Le rassemblement solidaire du peuple martiniquais à l’épreuve de la créativité

7. L’esprit kolétetkolézépol au service d’un créole collectivement refondé.