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Le regain d’intérêt renouvelé pour la France extra-hexagonale

Par Pierre-Yves CHICOT

L’idée d’indépendance, pour ce qui concerne les Etats, a pu confiner à une certaine obsolescence en raison du décloisonnement des frontières favorable à l’émergence et à l’affirmation de blocs régionaux. Aujourd’hui, l’accession à la souveraineté ou sa re-convocation est parfaitement d’actualité.
Quelle est la relation entretenue entre souveraineté et indépendance ? La souveraineté peut être altérée par l’adhésion à un régionalisme ouvert qui peut être supranational. Ce peut-être aussi l’envie de la dissoudre pour former avec d’autres un ensemble fédéral (volontarisme juridique en droit international). Enfin, de chérir tellement la souveraineté étatique que tout lien entretenu avec d’autres entités de même rang reposera exclusivement sur la coopération tout en excluant toute démarche d’intégration.
La globalisation des marchés domestiques en vue de la constitution d’un marché mondial facilitant les flux économiques a abouti à la laudation de l’interdépendance. Le patriotisme politique devenant de mauvais aloi, on a presque oublié que pour s’inscrire dans une dynamique d’interdépendance gagnante, il convenait d’être d’abord indépendant pour être en mesure de ne pas subir la dépendance. Du point de vue des collectivités nationales, nous sommes désormais témoin d’un discours politique afférent au patriotisme économique (Dominique de Villepin, Arnaud Montebourg, François Ruffin) lorsque les collectivités locales sont de plus en plus préoccupées par l’autosubsistance alimentaire affaiblie par l’agriculture productiviste à visée mondialiste (Henri Joseph, Paméla Obertan, l’Union des producteurs de la Guadeloupe).
Par ailleurs, on observe que la désormais vieille revendication des années 60 : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes issu de la résolution 15.14 XV du 14 décembre 1960 de l’assemblée générale des Nations-Unies est largement supplantée par l’objectif de croissance économique mondiale, qui pourrait être profitable à tous, dans la mesure où la nation accepterait de s’effacer devant les nouveaux ensembles inter-étatiques constitués. Et pour les peuples qui ne sont pas encore reconnus comme des nations à part entière au sens du droit international à laquelle il convient d’adjoindre un territoire et un Gouvernement pour former un Etat, ce combat devient d’arrière-garde.

Le mot d’ordre d’indépendance nationale dans les pays français d’Amérique

La départementalisation qui survient à la faveur de la loi du 19 mars 1946 en Guadeloupe, en Guyane, en Martinique et à la Réunion est présentée parfois à tort et à raison comme un processus juridique de décolonisation. Avec raison puisque sur le plan juridique, il y a une transformation de la colonie en département caractérisé notamment par l’assimilation législative. A tort, parce que certains traits marquants de la colonisation demeurent : l’économie de rente, le maintien des monopoles familiaux né du système plantocratique, le principe d’égalité qui demeure encore une promesse républicaine non tenue etc. Raoul Cyrille Serva l’a magistralement démontré.
Etant donné que le système colonial n’a pas complètement disparu par des caractéristiques identifiables, le mot d’ordre d’accès à l’indépendance nationale demeure un marqué idéologique pour certaines structures partisanes. Cette revendication est singulièrement mise en lumière par des manifestations de lutte pour l’identité que cristallise le déboulonnage des statues, la valorisation de la langue créole et des cultures nées de l’esclavage sous toutes ses formes, la confection d’affirmations symboliques tel que le drapeau etc.
Si les peuples de la France d’Amérique sont sensibles à ces manifestations qui leur permettent de se distinguer des autres et de s’affirmer comme singuliers, sans renier pour autant leur part de francité, on ne peut pas valablement soutenir que l’anti-colonialisme est un argument politique de poids, qui pour conquérir une mairie, le département ou la région ou devenir majoritaire au sein de la collectivité territoriale de la Guyane ou de la Martinique. En cela, Chaben (Alfred Marie-Jeanne) et le Mouvement Indépendantiste Martiniquais représente une exception digne d’intérêt à l’étude de la sociologie politique.
En Guadeloupe et en Guyane, les indépendantistes n’ont guère été des partisans de la conquête du pouvoir politique par les élections, même si des partis typiquement indépendantistes ont pu par le passé obtenir des sièges au conseil régional.
En Guadeloupe par exemple, dans les années 80, lorsque le MPGI (Mouvement pour une Guadeloupe Indépendante) avait pris le parti concret de la lutte armée, le MUFLNG (Mouvement Unifié des Forces de Libération Nationale de la Guadeloupe) rejetait publiquement les élections (pa voté, nou pa fwansé) mais pouvait, clandestinement, soutenir des candidats à des élections locales autant par la logistique que par des moyens financiers.
Cette époque est révolue puisque le monde a muté, notoirement en raison de la fin de l’affrontement Est-Ouest. Les mouvements indépendantistes sollicitent désormais les suffrages des électeurs, montrant ainsi leur désir de participer au fonctionnement du système « néo-colonial », sans pour autant abandonner leur ancien vocabulaire d’un passé militant qu’ils ont déjà eux-mêmes oublié.
Mais que dire de la participation du pouvoir central à vouloir faire taire, de tout temps, toutes velléités sécessionnistes car contraires à ses intérêts économiques, diplomatiques et d’influence ?

La relation hiérarchique inversée ?

Pour tenter de mettre en lumière le renouvellement de l’intérêt de la France extra-hexagonale pour la France hexagonale sans que cela ne se traduise par la résurgence de l’Etat-providence nous choisissons d’être enseigné par la dialectique du maître et de l’esclave qui est la théorie la plus célèbre de Hegel, laquelle a été développée dans la Phénoménologie de l’Esprit.
Pour Hegel, « le maître de l’esclave a besoin de reconnaissance. L’esclave est l’essentiel pour le maître. C’est ce que Hegel appelle la certitude objective. Mais cette reconnaissance n’est pas réciproque, comme le maître est reconnu par quelqu’un qu’il ne reconnaît pas, et la reconnaissance unilatérale n’est pas suffisante. Il n’y a pas de maître sans esclave. Un être conscient de soi devient un maître par la possession des esclaves. En conséquence, le maître dépend de l’esclave pour exister en tant que maître. Il faut ainsi distinguer la dépendance formelle de la dépendance matérielle. Le maître dépend matériellement de l’esclave. Sa supériorité sur la nature du travail est réalisé dans l’esclave. Tout ce que le maître a est produit par l’esclave. Le maître n’est donc pas un être indépendant, mais plutôt dépendant de l’esclavage. Le maître est inactif, sa relation à l’Etre est médiée par le travail de l’esclave ».
C’est un truisme aujourd’hui que d’affirmer que la politique coloniale et l’esclavage ont puissamment contribué à la grandeur et à la richesse de bien d’Etats occidentaux, dont la France.
Olivier Pétré-Grenouilleau, bien qu’ayant été vertement critiqué un temps fugace, a bien montré dans sa thèse de doctorat, l’importance de l’argent de la traite pour une ville comme Nantes, qui en était la capitale. « Les négriers y sont restés les principaux notables jusqu’à la fin du XIXe siècle. La traite à Nantes est surtout synonyme de prospérité : c’est l’esclavage sans mauvaise conscience ni culpabilité. Les victimes ont été oubliées, recouvertes par les heures de gloire du passé et les beaux immeubles de toujours. Et les négriers ont échappé à l’anathème, même s’ils ont perdu une large part du pouvoir, économique et politique, au profit des dynasties plus récentes de l’agroalimentaire » (Libération 15 mars 2006).
Quand on lit la glose des essayistes (Benjamin Morel, Nicolas Baverez etc.) dans les quotidiens nationaux en ce mois de mai 2023, on y ressent toute la peur, oui la peur qu’un jour la France pourrait perdre des territoires extra-hexagonaux. La victoire des indépendantistes en Polynésie française lors des récentes élections territoriales et l’absence de renonciation des kanaks à voir renaître la Kanakie en sont des exemples.

Cette phrase du Président de la République sur la Nouvelle-Calédonie disant de ce territoire, que « la France serait moins belle sans elle » est une manifestation de la dialectique du maître de l’esclave. Cette pensée du chef de l’Etat peut être formulée pour tous les territoires de la France extra-hexagonale, mais à la vérité à la place de la beauté les plus hauts dignitaires de l’Etat pensent aux épithètes « puissantes », « influentes ».
A la vérité, dans le nouveau monde qui se dessine et pour laquelle on parle, peut-être de manière par trop excessive de désoccidentalisation, la « périphérie », un terme du reste insultant et malicieux devient centre pour la France et l’Europe dans les Amériques et surtout dans la zone indo-pacifique où sont situés : la Polynésie française, la Nouvelle-Calédonie, Wallis et Futuna, Mayotte, La Réunion. Il appartient à l’esclave de comprendre enfin qu’il a aussi la stature de maître.


Pierre-Yves CHICOT
Professeur des universités
Avocat au Barreau de la Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélémy