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Les Mulâtres

Le 8 décembre 2012, à l’occasion de la présentation à Saint-Pierre du dernier roman de Raphaël Confiant, l’anthropologue Gerry L’Etang a donné la communication ci-après  au restaurant de l’Habitation Depaz.

Le livre de Raphaël Confiant, Les Saint-Aubert : L’en-allée du siècle, 1900-1920, met en scène une famille issue, par le père, d’un sociogroupe qui a aujourd’hui quasiment disparu en tant que tel en Martinique : les Mulâtres. C’est sur ce sociogroupe, cadre anthropologique dans lequel s’enchâsse en partie ce roman, que portera mon intervention.

L’un des buts du Code noir, ouvrage législatif qui régenta la vie dans les colonies plantationnaires françaises à compter de 1685, était d’éviter l’apparition du Mulâtre, un entre-deux qui ne pouvait que contrarier un ordre colonial reposant sur des Blancs dominant des Noirs. Le Code noir disposait en effet dans son article IX, ceci :

« Les hommes libres, qui auront un ou plusieurs enfants de leurs concubinages avec leurs esclaves, ensemble les maîtres qui les auront soufferts, seront, chacun, condamnés en une amende de 2 000 livres de sucre ; et s’ils sont les maîtres de l’esclave de laquelle ils auront eu lesdits enfants, voulons, outre l’amende, qu’ils soient privés de l’esclave et des enfants ; et qu’elle et eux soient confisqués au profit de l’hôpital, sans jamais pouvoir être affranchis. »

Dans le même esprit, les engagés, ancêtres des Békés, étaient sanctionnés quand ils étaient surpris à forniquer avec des Noires. « Le maître, relève l’historien du droit Lucien Casta-Lumio, avait sur les engagés un pouvoir disciplinaire qui lui permettait de les frapper jusqu’à 50 coups de liane et qui autorisait l’impression de la fleur de lys sur la joue, quand, notamment, l’engagé avait, pour la troisième fois, débauché des négresses ».

Mais le désir étant ce qu’il est et les hommes ce qu’ils sont, ces article et sanctions visant à limiter l’arrivée du mulâtre restèrent lettre morte. Il se constitua un groupe mulâtre de plus en plus important au fil des ans, qui composera à terme la majorité des affranchis. Certes, sous l’esclavage en Martinique, tous les Mulâtres n’étaient pas libres, mais au XIXe siècle, la majorité des libres étaient mulâtres. La prédominance des Mulâtres parmi les non-Blancs libres devint telle que les appellations « Hommes de couleur libres » et surtout « Gens de couleur libres » en vinrent à désigner les seuls Mulâtres émancipés, l’expression « de couleur » étant dans ce contexte usitée comme un synonyme (euphémisme ?) du mot « mulâtre ». La locution « Libres de couleur » restait toutefois plus généralisante, dans la mesure où elle désignait tous les affranchis, Noirs inclus. Pour une indication de l’importance numérique du groupe mulâtre émancipé, signalons qu’à la veille de l’abolition de 1848, la population de l’île se répartissait comme suit : 121 130 habitants dont 9 542 Blancs, 38 729 affranchis et 72 859 esclaves. L’origine de l’affranchissement des Mulâtres est diverse, mais la cause la plus significative est l’affranchissement par le père béké, inspiré par le lien familial qui unissait l’un et l’autre.

Les Mulâtres émancipés réclamèrent inlassablement les mêmes droits civiques et civils que les Blancs. Et pour se faire, donnèrent à ces derniers des gages de solidarité contre les esclaves noirs. Les Mulâtres, plus particulièrement leur élite, étaient parfois même détenteurs d’esclaves. Il s’agissait d’esclaves des champs quand leurs propriétaires avaient des plantations, mais aussi d’esclaves domestiques. Nombre de Mulâtres émancipés vivaient d’ailleurs dans les bourgs. Le bourg martiniquais était une ville et non un village (la ville est un lieu dont la majorité des habitants sont non agriculteurs, tandis que le village est peuplé principalement d’agriculteurs). A l’époque esclavagiste donc, les bourgs martiniquais étaient des concentrations de Mulâtres libres, dont la place dans la société d’alors correspondait à celle des petits-blancs en d’autres lieux.

La solidarité des Mulâtres esclavagistes à l’endroit des Blancs créoles dans l’idée qu’à terme ces derniers partageraient avec eux leur pouvoir, fut un espoir vain, mal-papaye. Et cet échec entraîna une rupture. Cette rupture fut incarnée par le leader mulâtre Cyril Charles Auguste Bissette, lequel deviendra le principal abolitionniste martiniquais. L’histoire est la suivante : alors même qu’il avait soutenu les Békés en contribuant à réprimer en tant que milicien une révolte d’esclaves au Carbet, Bissette fut, en 1823, accusé d’être le diffuseur voire le co-auteur d’un ouvrage réclamant que soient attribués aux gens de couleur libres les mêmes droits que les Békés et fut condamné pour cela. Cette rupture est expliquée par Bissette dans la revue abolitionniste qu’il créa, La revue des colonies :

« Ce fut un tort grave de la part des hommes de couleur et de M. Bissette lui-même que d’être intervenus dans cette insurrection des esclaves pour la  comprimer. Que voulaient-ils ces esclaves ? La Liberté. Comment voulaient-ils l’obtenir ? De la seule manière qui leur fût possible alors, en brisant leurs chaînes sur la tête de leurs maîtres […]. Les hommes de couleur commirent une inconséquence en prenant fait et cause pour les blancs contre les noirs […]. Dans la lutte engagée, les hommes de couleur devenaient les auxiliaires naturels des insurgés ; il y eut donc plus d’inhumanité de leur part à prêter la main aux blancs pour retenir les noirs sous le joug, qu’il n’y en aurait eu à laisser faire les insurgés. Nous le répétons donc ; ce fut une grande faute commise par les hommes de couleur et par M. Bissette qui, pour sa part, en fait publiquement l’aveu et en demande pardon à Dieu de toute son âme […].  Un an après ces événements, les mêmes hommes de couleur qui avaient prêté la main aux blancs pour comprimer les esclaves furent à  leur tour, les uns déportés sans jugement, les autres condamnés aux galères par arrêt […]. Ce devait être la conséquence de leur inconséquente conduite. Les hommes de couleur sont plus nègres que blancs : ils ne doivent pas l’oublier ».

L’abolition de l’esclavage sembla, dans un premier temps, profiter aux Mulâtres, à travers l’élection de Bissette comme député, lequel battit Victor Schœlcher à cette occasion, et la nomination d’un gouverneur mulâtre, François-Auguste Perrinon, une première. Mais cette courte parenthèse fut brutalement refermée par le coup d’Etat de Napoléon III et l’avènement du Second Empire, qui ramena les Békés au centre du pouvoir. Schœlcher reprocha à Bissette de s’accommoder du coup d’Etat de son cousin (Le grand-père de Bissette, le Béké Joseph-Gaspard de Tascher de la Pagerie, était l’arrière grand-père de Napoléon III), qui l’avait alors pensionné, et travailla à l’évacuer de l’histoire martiniquaise.

La Troisième République fut par contre, pour reprendre un mot de l’essayiste Richard Burton, « la République des Mulâtres ». Cette République fut d’abord incarnée par deux hommes, Marius Hurard et Ernest Deproge, qui par-delà leurs dissensions (ils furent d’abord alliés puis opposants), contribuèrent à hisser l’élite mulâtre à la tête de la représentation politique en Martinique. La première moitié du XXe siècle fut quant à elle marquée par une autre figure mulâtre, le socialiste Joseph Lagrosillière.

L’avènement du Noir en politique prit les traits en 1945 d’Aimé Césaire, lequel fut alors élu à la mairie de Fort-de-France contre (tout un symbole !) Joseph Lagrosillière. Cet avènement fut tardif. En Guadeloupe par exemple, il eut lieu dès la fin du XIXe, à travers l’accession à la députation en 1898 du socialiste Hégésippe Légitimus, pendant guadeloupéen de Lagrosillière.

L’arrivée de Césaire fut une rupture. Elle marqua la fin, sinon des Mulâtres en politique (l’entourage politique d’Aimé Césaire était principalement mulâtre), mais de l’idéologie des Mulâtres. Cette idéologie se caractérisait par ceci : une quête du pouvoir politique et économique par le biais de l’assimilation politique à la France et l’assimilation des valeurs culturelles de ce pays (dans ce cadre, la priorité était accordée par les Mulâtres à l’instruction, dont l’accès, si l’on excepte les Békés, fut longtemps leur monopole) ; une utilisation des Noirs comme masse de manœuvre ; une quête du blanchiment ; une ambiguïté à l’endroit des Békés. Les leaders mulâtres, Bissette, Hurard, Lagrosillière…, qui contestaient le plus radicalement le pouvoir béké, s’allièrent paradoxalement à un moment ou à un autre avec les Blancs créoles. Ainsi Lagrosillière fut à la fois l’une des figures de La guerre du Diamant (Ladjè Djaman) – quand ses partisans tentèrent de remporter, contre le Béké Maurice de Coppens, la mairie de la commune – et effectua « un bout de chemin avec l’usine ». D’autres Mulâtres furent totalement pro-békés, comme le parlementaire et ministre Henry Lémery.

Cette idéologie a aujourd’hui disparu en tant que trait distinctif du groupe en question. Plusieurs facteurs expliquent cela : le développement du métissage et donc la disparition des Mulâtres en tant que groupe social distinct ; la montée du niveau de vie de l’ensemble de la population ; la progression globale du niveau d’instruction des Martiniquais ; l’adhésion générale à certaines aspirations des Mulâtres (le républicanisme, l’assimilation culturelle et politique à la France (toutefois de plus en plus contestée), lesquelles n’apparaissent plus désormais comme des aspirations spécifiques ; la prédominance, plus importante que jamais, du critère économique sur le critère phénotypique (un adage créole dit : Neg ki ni lajan sé milat ; milat san lajan sé neg) ; enfin, la capacité croissante des Noirs à accéder pour leur compte au pouvoir politique et économique.

Raphaël Confiant dans son livre, Les Saint-Aubert : L’en allée du siècle, met en scène un moment charnière pour les Mulâtres, le début du XXe siècle. Ce moment est à la fois une phase d’ascension de ce sociogroupe et un moment de tragédie : la disparition de la ville de Saint-Pierre suite à l’éruption du volcan, et donc de difficile reconstruction pour ceux, Mulâtres compris, qui avaient survécu à la Catastrophe. L’île se retrouve en effet considérablement paupérisée et beaucoup doivent repartir quasiment de zéro. Dans cette entreprise de reconstruction, les Mulâtres seront cependant servis par la disparition, du fait de la Catastrophe, de la fraction urbaine du groupe béké, soit la moitié d’entre eux, celle qui était la plus en concurrence avec les Mulâtres pour les postes politiques, les professions libérales et commerçantes.

Confiant ici nous plonge dans la psychologie d’un groupe qui utilise tous les moyens pour s’élever et se reconstruire : l’instruction, la politique, l’esprit d’entreprise. Ce faisant, il  met au jour les mécanismes complexes qu’actionnent des individus qui malgré leur situation d’entre-deux, ou grâce à celle-ci, tentent de se faire une place au soleil d’un système colonial où ils n’avaient initialement pas de place.

Avec cet ouvrage, Raphaël Confiant poursuit l’élaboration de sa Comédie créole. La narration de cette geste collective passe notamment par l’exposé psychosociologique des groupes qui ont constitué au fil des ans l’humanité martiniquaise. Après les Nègres, les Coolies, les Chinois, les Syriens, avant les Congos et les Caraïbes, c’est aujourd’hui le tour des Mulâtres, et au-delà, des descendants des libres de couleur en général (si Ferdinand Saint-Aubert, le chef de famille, est un avocat mulâtre, son épouse provient, elle, d’une lignée de Noirs affranchis). Cette revue anthropolittéraire des constituants historiques de la Martinique est totalement novatrice. Elle donne à comprendre, à réfléchir. Et comme elle mobilise un talent d’écriture, un bonheur littéraire, elle donne aussi du plaisir, de l’émerveillement. Il faut lire Les Saint-Aubert.

* Les Saint-Aubert. L’en allée du siècle. 1900-1920, de Raphaël Confiant • Ecriture • Paris • 2012 • ISBN : 978-2-35905-076-9 • 413 p. • 21 €.

Photo : Raphaël Confiant, Charles-Henri Fargues, Gerry L’Etang