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Les Noirs en France : anatomie d?un groupe invisible.

Dans cette République née, originellement, de la promesse de son abolition, la querelle des discriminations « raciales » a la vie dure.

D’un côté, la plupart des observateurs s’obstinent à n’y voir qu’un reflet des inégalités entre les groupes sociaux : c’est la thèse familière de l’hypostase du « social » et du « racial ». Dans cette hypothèse, l’appartenance nationale prémunit autant contre la « tyrannie du phénotype » que le statut social protège contre le préjugé de couleur.

De l’autre, certains récusent cette « théorie du reflet » au profit de l’indépendance de la variable du phénotype : c’est la thèse, moins répandue, de l’autonomie relative de la variable « raciale ». Dans cette hypothèse, l’appartenance nationale ne prémunit pas plus contre la tyrannie du phénotype que le statut social ne neutralise le préjugé de couleur.

Le débat autour de « l’invisibilité » des nationaux de couleur qui se situe au cœur de cette controverse théorique permet non seulement d’en confronter les termes mais aussi d’en saisir toute la dimension politique. Toutefois, il requiert une double clarification conceptuelle des notions de « minorité noire » et « d’invisibilité » qui pour être d’un usage courant ne vont pas pour autant de soi.

Ensuite, on présentera rapidement quelques manifestations de cette « invisibilité » postulée avant de la replacer dans le cadre théorique esquissé plus haut.

Enfin, des hypothèses susceptibles d’en rendre compte au mieux découleront quelques pistes censées la combattre avec plus d’efficacité. Définir les notions de « minorité noire » et « d’invisibilité »

Par « minorité noire », on entend ici indistinctement l’ensemble des personnes de couleur au sens de l’anthropologie physique, généralement évalué à moins de 5% de la population française soit environ trois millions. Composée essentiellement de français et d’étrangers de souche non européenne (ressortissants de la France d’outre-mer et migrants sub-sahariens ainsi que leurs descendants nés dans l’hexagone), cette population noire frappe d’emblée par son extraordinaire hétérogénéité que l’on pourrait décliner à l’envi en autant de segments différents que de critères de classement.

A titre d’illustration, citons pêle-mêle : le sous-ensemble des Noirs partageant la même confession religieuse, le sous-ensemble des Noirs de la même origine ethnique, le sous-ensemble des Noirs du même parti politique, le sous-ensemble des Noirs de la même appartenance socioprofessionnelle, le sous-ensemble des étudiants noirs à Sciences Po, le sous-ensemble des anciens combattants noirs, le sous-ensemble des Noirs résidant dans la même ville, le même quartier, cité, etc.…

A l’évidence, la proximité épidermique ne signifie à priori ni convergence d’intérêts ni similarité des vues ni connivence naturelle au sein de chacun de ses segments comme dans l’ensemble de la population concernée.

A contrario, si les différents segments qui la traversent peuvent se chevaucher dans certaines circonstances sociales (à l’occasion d’un office religieux par exemple), ils ne s’ignorent pas moins superbement pour autant dans la vie quotidienne.

Par « minorité noire », on entend donc une population donnée, déterminée géographiquement, historiquement et socialement. Cette population n’est pas une « communauté » organisée autour d’institutions, normes, pratiques et contraintes particulières. Elle forme objectivement une population extraordinairement éclatée, que n’unit aucune « communauté de conscience » sinon le sentiment souvent passif d’une appartenance « raciale » commune à laquelle le miroir de la société française la renvoie sans pour autant affecter les hiérarchies de prestige et de statut (national /étranger, par exemple) qui la traversent.

Cette population n’en constitue pas moins un groupe virtuel sans disposer encore pour autant d’un construit symbolique qui le rendrait reconnaissable à travers des signes stables rendant identifiable le contenu d’un ethos commun imposé à chacun.

L’ «invisibilité » postulée de cette population noire peut être rapportée à la conjonction d’un double phénomène : d’une part, son déficit de reconnaissance symbolique par la société française saisie globalement ; d’autre part, la vulnérabilité de ses membres à l’égard d’un processus d’assignation de rôles dévalorisés rendus possibles par des mécanismes de relégation et/ou d’exclusion sociale.

Sur le premier plan, cette population est majoritairement perçue comme un corps social étranger à la société française, encore largement appréhendée sous le prisme réducteur du couple immigration/intégration, malgré l’ancienneté de la présence de la plupart de ses membres. La tyrannie du phénotype prime alors sur la nationalité : la couleur d’un français fait de lui bien souvent un étranger. Le statut ne prémunit pas contre les préjugés de couleur qui ne semblent épargner aucun compartiment de la vie sociale.

Sur le deuxième plan, elle se marque par l’absence éclatante de personnes de couleur dans les élites dirigeantes de la société française et leur concentration tendancielle dans les secteurs d’activité les moins valorisées. Le recyclage dans le présent de normes et représentations sociales, héritéesdu passé colonial, prend ici pour corollaire une tendance à la « racialisation » des rapports sociaux. Comment repérer cette « invisibilité » postulée ? Parmi d’autres dimensions et à titre indicatif, on propose d’envisager successivement plusieurs aspects de cette visibilité très sélective de la population noire en France. Pour beaucoup, les pistes esquissées, ci-dessous, n’ont pas encore donné lieu à des études systématiques mobilisant les ressources renouvelées des protocoles d’usage courant dans les sciences sociales. Ces carences ne sont pas fortuites : elles participent précisément à l’invisibilité de la population concernée. Dans ce cadre, on se propose de passer, en revue, cinq formes d’invisibilité qui se renforcent mutuellement. ·

L’invisibilité « historique » : passé sous silence, mémoire blessée. « Dans notre présent, écrit Edwy Plenel, un imaginaire colonial persiste, d’autant plus traumatique qu’il est refoulé, visant particulièrement les Noirs. (..) Et ce présent n’est pas sans lien avec notre difficulté à affronter un passé, africain et maghrébin notamment, où, tout en diffusant sa devise, la République la trahissait, dans l’injustice, le racisme voire le crime ».

L’hagiographie officielle de la nation française a fait bon marché de son passé esclavagiste et colonial, à la fois occulté et déformé, assigné à l’oubli et au silence de la nation. Toutefois, la flambée du retour des mémoires blessées des années 90 a permis l’apparition d’un régime de mémoire « particulariste » qui a consacré la naissance de « communautés de mémoire », nouées autour de pages douloureuses de l’histoire nationale.

Différentes « communautés de mémoire » sont ainsi apparues avant d’entrer en concurrence pour obtenir de la République la commémoration officielle de traumatismes historiques jusque-là ignorés. Grâce à la mobilisation de plusieurs associations et à l’occasion de la célébration du 150ème anniversaire de l’abolition de l’esclavage, on a assisté, pour la première fois, à la revendication, dans l’espace public, d’un nouveau discours officiel sur ce passé refoulé « qui ne passe pas ».

La loi n° 2001-434 du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité offre, plus de cent cinquante ans après l’abolition définitive de l’esclavage, un outil législatif pour organiser l’indispensable travail de mémoire intergénérationnelle. Toutefois, cette loi inaugurale est restée lettre morte jusqu’en 2004 faute de la prise du décret censé en organiser la mise en œuvre concrète.

Par invisibilité historique, on entend donc cette longue indifférence mêlée d’ignorance qui a détourné l’attention des pouvoirs publics des circonstances historiques de la naissance des toutes premières populations noires de France, avec parfois la complicité passive d’une partie de celles-ci soucieuses de gommer définitivement la trace d’un passé encombrant parce que non assumé.

L’invisibilité « scientifique » : un objet introuvable, une recherche marginale. Ce constat est, pour partie, tributaire des normes traditionnelles de la recherche scientifique nationale : d’une part, le recensement de la population, selon une classification ethnique ou raciale, n’est pas possible, à cause de ses manipulations politico-administratives sous le régime de Vichy ; d’autre part, les sciences sociales ont privilégié la variable de l’appartenance de classes dans l’analyse des clivages sociaux plutôt que celle de l’appartenance « raciale ou ethnique ».

Consécutivement, la population noire, à l’instar d’autres types de populations, n’a pas donné lieu à des études approfondies susceptibles d’en préciser les contours démographiques, la distribution socioprofessionnelle, la répartition spatiale etc. En soi, il n’y a pas là de traitement scientifique spécifique qui serait réservé à ce segment de la population nationale.

Cette situation reflète plus généralement l’emprise des paradigmes universalistes aux dépens des approches « primordialistes » et la tendance générale à définir en termes culturels plutôt qu’en termes raciaux l’identité d’un groupe social. Les années 70 constituent cependant un tournant : l’arrêt de l’immigration et la sédentarisation des populations qui en sont issues vont progressivement modifier l’agenda de la recherche scientifique en donnant le signal d’une nouvelle génération de travaux.

Des études, centrées sur des segments particuliers de la population (portugais, turc, maghrébin) apparaissent dans le champ de la sociologie, de la démographie et de l’histoire sans pour autant donner lieu à la naissance d’un courant important de recherches sur les populations noires de France. On enregistre, cependant, quelques études statistiques, sociologiques, rarement économiques, sur la population originaire des DOM/TOM ou certains types d’immigration subsaharienne mais, à ma connaissance, aucun travail d’ensemble ne semble avoir été mené d’une manière systématique.

Malgré l’ouverture récente de la recherche française et l’usage ponctuel des catégories « ethniques » ou « d’origine » dans des enquêtes dérivées du recensement général de la population française, les études disponibles portent généralement sur des sous-ensembles de la population noire mais rendent mal les contours de sa morphologie d’ensemble. Cela n’est pas sans conséquences pour la connaissance de cette population par elle-même mais aussi pour une meilleure évaluation de sa situation d’ensemble par les pouvoirs publics. ·

L’invisibilité « économique » : spécialisation et profilage « raciaux » des carrières professionnelles. Il convient de suggérer ici plusieurs pistes de recherches encore indisponibles.

En premier lieu, le champ de l’économie informelle et du travail clandestin offre indéniablement un lieu d’analyse certainement éclairant.

En deuxième lieu, le secteur public (des administrations à l’Assistance Publique en passant par les grandes entreprises) constitue sans doute un terrain particulièrement utile pour élucider les modalités de la concentration tendancielle des français de couleur dans certains types d’emplois, grades et fonctions. A cette occasion, la haute fonction publique constitue un champ d’enquête en contrepoint du précédent qui, à ce jour, n’a donné lieu à aucune recherche académique : on ne sait pas la part des nationaux de couleur dans l’élite administrative pas plus que leur distribution dans les grands corps de l’Etat.

En troisième lieu, le secteur privé reste peu étudié sous le rapport qui nous intéresse ici. Pourtant, des enquêtes ciblées permettraient d’évaluer l’emprise de « conventions de phénotypes » dans de nombreuses entreprises qui pratiqueraient tout en s’en défendant un profilage ethnique des carrières professionnelles d’autant plus strict que l’on toucherait à des emplois d’encadrement ou de direction.

A l’instar de ces restaurateurs qui interdisent aux personnes de couleur les emplois de salle, certaines entreprises auraient mises en œuvre des règles non écrites de mise à l’écart systématique des personnes de couleur de certains types d’emplois au nom de l’image qu’elles souhaitent projeter à l’extérieur. Ces conventions « raciales » (véritables « plafonds de verre »), souvent liées à des représentations anachroniques et à des normes inacceptables, affectent directement le déroulement de la carrière des personnes employées. ·

L’invisibilité culturelle et médiatique : relégation et/ou exclusion « raciales » ? Dans ce secteur d’activités, le constat est accablant même si aucune des populations minoritaires n’est épargnée. A priori, il n’y aurait pas de prévention plus forte contre les personnes de couleur, les autres français de souche non européenne n’étant pas mieux représentés. Malgré l’absence d’études plus approfondies, il paraît néanmoins nécessaire de distinguer les secteurs audio-visuels et artistiques pour mieux repérer les mécanismes d’assignation en vigueur. S’agissant du secteur audio-visuel, la « pâleur » des écrans nationaux se manifeste au moins à un triple niveau :

– Tout d’abord, dans le choix des journalistes d’antenne où aucune personne de couleur n’a eu en charge la présentation d’un 13 heures ou d’un 20 heures dans toute l’histoire nationale de l’audio-visuel avant l’apparition en septembre 2004 d’Audrey Pulvar (Soir 3 aux alentours de 23 heures) en tandem avec un journaliste de souche européenne ;

– Ensuite, dans la sélection et le traitement de l’actualité où le recyclage des stéréotypes raciaux, hérités du passé colonial, n’a d’égal que l’ignorance, plus ou moins teintée d’indifférence, de la plupart des directeurs d’antenne tant pour ce qui concerne la part noire de la culture française que pour ce qui est des apports renouvelés des peuples noirs au patrimoine mondial de l’Humanité ;

– Enfin, dans le choix des œuvres de fiction achetées ou produites par les chaînes nationales où les représentations communes du « Noir» ne sont guère éloignées de celles qui prévalent généralement dans la population française.

Du « grand enfant » à la « bête sexuelle », du « rigolard sympathique mais irresponsable » au « travailleur exploité », du « sportif de haut niveau » à la « femme fatale », du « chanteur de rap » au « vendeur de crack » etc. La banalisation de l’image du « Noir » n’est pas encore pour demain. En ce qui concerne le secteur artistique, la situation des comédiens noirs offre, parmi d’autres objets d’études, un champ d’enquête exemplaire où, selon l’étude de Philippe Dedieu, les comédiens africains – « révélés » par la politique théâtrale française menée dans ses anciennes colonies – se retrouvent en France, dans leur écrasante majorité, exclus du répertoire classique et progressivement relégués dans les rôles dévalorisés des lieux artistiques mineurs. Dans ce secteur professionnel où la voix et le corps jouent un rôle majeur dans les performances, les comédiens noirs se voient assignés, à quelques exceptions près, des places marginales discriminantes : la tyrannie du phénotype a presque toujours raison de l’audace des metteurs en scène ! « Actuellement, écrit le sociologue cité plus haut, les metteurs en scène doivent justifier la présence de comédiens noirs toujours suspects de ne pas être à leur place ». Les conventions raciales ont la vie dure : selon une formule éloquente du même auteur, « au comédien noir n’est offert que l’immobilité de sa couleur. (..) ». Relégués dans des activités annexes comme le doublage de films ou le théâtre radiophonique, les comédiens noirs n’en sont pas quitte pour autant : le doublage de rôles joués par des acteurs blancs leur est quasiment impossible tandis que leurs collègues blancs peuvent doubler des acteurs noirs. L’enregistrement pour le théâtre radiophonique n’échappe pas aux mêmes contraintes. Le « grain de la voix » devient alors l’équivalent fonctionnel de la couleur de la peau. Seuls les comédiens noirs qui satisfont parfaitement aux codes performatifs en vigueur sans trahir leurs origines africaines par une prononciation hétérodoxe, peuvent prétendre travailler dans ce secteur…à condition toutefois de disposer d’un solide réseau relationnel. Sur le plan des œuvres représentées dans les théâtres nationaux, là encore la fermeture du répertoire à l’accueil d’œuvres dramaturgiques d’auteurs noirs a longtemps prévalu. Des dramaturges majeurs comme Aimé Césaire ou Edouard Glissant ont été tenus à l’écart jusqu’aux années 80 environ où la représentation d’une œuvre d’Aimé Césaire est apparue comme un véritable événement ! Vingt ans plus tard, nouveau coup de projecteur sur la Comédie Française qui accueille, pour la première fois de sa très longue histoire, un pensionnaire de couleur…tandis qu’en Grande-Bretagne un comédien et dramaturge comme Wolé Soyinka bénéficie d’un accès universel aux grands théâtres publics comme privés !

L’invisibilité politique : des politiciens pas tout à fait comme les autres La quasi-absence des français de couleur dans les milieux politiques nationaux apparaît comme « la corde qui noue la gerbe » des invisibilités précédentes tant les milieux d’affaires, des médias et de la haute fonction publique sont étroitement imbriqués. Cette invisibilité des Noirs en politique peut être repérée au moins au triple niveau suivant : a) dans la distribution des responsabilités et des rangs dans l’organigramme des partis politiques : à droite comme à gauche, aucune des grandes formations partisanes n’a pu produire, à ce jour, de cadres de couleur susceptibles de mener une carrière nationale. b) dans les chances d’éligibilité sur les listes électorales et dans les scrutins uninominaux : sur un marché politique – que la loi sur la parité a rendu encore plus concurrentiel -, le coût d’une place en position d’éligibilité ou l’investiture dans une circonscription « acquise » ou « jouable » est particulièrement élevé. Là encore, les militants de couleur sont placés devant un dilemme éloquent : soit accepter de figurer en queue de liste soit s’engager dans un combat perdu d’avance dans une circonscription « verrouillée » par un parti adverse ; c) dans l’attribution des portefeuilles ministériels corollaire à la hiérarchie gouvernementale : aucun des grands ministères (de l’économie aux finances à l’intérieur, des affaires étrangères à la défense nationale, de l’éducation aux affaires sociales, de la santé à la justice) n’a encore été confié à une personnalité politique de couleur. L’examen de l’échantillon des anciens ministres noirs permet de noter une surreprésentation des secrétaires d’Etat par rapport aux ministres délégués ainsi que l’absence de tout ministre de plein exercice. Ce triple constat est à l’image de la place marginale de la population de couleur en France. Elle est également le résultat de l’indifférence des grands partis nationaux par rapport à ce segment de l’électorat national.

Toutefois, la candidature de Mme Christiane Taubira aux élections présidentielles de 2002 a donné le signal d’une mobilisation des électeurs de couleur qui en ont fait leur porte-parole tandis que son investiture par le Parti Radical devait provoquer des controverses aussi passionnées que focalisées sur sa personne au sein de cette formation comme sur l’échiquier politique national. Au-delà des résultats et malgré un programme électoral classique, les commentateurs comme la plupart des électeurs en ont fait la candidate des minorités, sous-entendant pour beaucoup l’inéligibilité d’une femme noire aux plus hautes fonctions politiques dans la France de 2002. Nous retrouvons là le paradoxe de l’universalisme républicain à la française : d’un côté, l’égalité politique occupe une place centrale dans la rhétorique officielle comme dans l’encadrement juridique du jeu électoral ; de l’autre, les partis participent, en pratique, à la reproduction de certaines inégalités sociales dans la distribution des chances de faire une carrière politique.

Parmi d’autres critères de sélection, des conventions « raciales » sont également à l’œuvre. Plus le niveau de l’élection est élevée, plus elles jouent à plein. Comprendre et expliquer… avant d’agir pour dénoncer. Dans le dernier opus de sa Méthode, Egard Morin nous invite, au nom d’une éthique de la compréhension, à élucider cela même que nous condamnons moralement. Comprendre n’est pas justifier mais plutôt tenter de ne plus simplifier un jeu de causalités jamais univoques, au nom d’un rejet moral sans appel.

Dans cette optique, l’action militante ne peut impunément faire l’économie des exigences d’une éthique de la compréhension qui va au-delà de l’application mécanique de règles épistémologiques. Sans pour autant verser dans une quelconque physique sociale, l’engagement dans l’action collective ainsi que le pilotage stratégique de celle-ci gagnent toujours à s’appuyer sur un diagnostic aussi rigoureux que possible. Les attitudes discriminatoires, c’est-à-dire les prédispositions – littéralement les préjugés comme jugements indépendants de l’expérience – qui gouvernent les comportements discriminatoires n’affectent pas uniquement certains groupes sociaux.

D’où l’importance pour ceux qui en sont les victimes privilégiées supposées de ne se laisser enfermer à leur tour ni dans le retournement des stigmates vers ceux qui sont censés les actualiser ni dans cette concurrence des victimes où « la hiérarchie des malheurs fait régresser l’universalité de leur dénonciation ».

Hypothèses explicatives : Pour autant que l’on puisse interpréter la permanence des mécanismes de discrimination malgré le faible nombre des études disponibles, la thèse de l’autonomie relative de l’appartenance « raciale » semble plus convaincante que l’hypostase simplificatrice du « social » et du « racial ». Pour comprendre pleinement ces processus particulièrement complexes, il importe de pouvoir distinguer les mécanismes de sélection sociale qui sont indépendants de la variable du phénotype des mécanismes de mise à l’écart qui lui sont directement liés, les seconds se singularisant par leur contradiction flagrante avec les idéaux démocratiques auxquels la société française se réclame. Dans cette perspective et sous réserve de leur approfondissement, plusieurs hypothèses gagnent ici à être combinées :

– En premier lieu, l’épuisement du modèle républicain soumis à rude épreuve par une « fracture sociale » sans précédent à laquelle les pouvoirs publics tentent de remédier en se réfugiant dans une rhétorique universaliste et égalitariste incantatoire. Officiellement, la couleur est invisible. Seuls les citoyens incolores ont droit de cité. Cette utopie, aussi fondatrice que nécessaire de l’ordre républicain, apparaît largement illusoire aux yeux des personnes de couleur qui doivent témoigner quotidiennement de leur appartenance nationale faute de ne pas partager le même phénotype que leurs compatriotes de souche européenne. Rarement évoquée, cette situation en contradiction flagrante avec l’idéal républicain traduit le chevauchement de deux conceptions de la nation française : d’un côté, une conception abstraite, désincarnée, déterritorialisée, inclusive, celle dela communauté des citoyens à laquelle chacun peut théoriquement appartenir, en adhérant au pacte politique qui lie ses membres ; de l’autre, une conception ethnique, territorialisée et exclusive qui postule l’existence d’une vraie France, éternelle, immuable et chrétienne, enracinée dans des traditions et incarnée par un peuple de souche européenne.

– En deuxième lieu, la conjoncture économique de la France des années 2000, marquée par la fragilisation des relations d’emploi et la nouvelle condition salariale, expose tout particulièrement – mais pas uniquement – les nationaux et les étrangers de couleur aux mécanismes de la discrimination « raciale » qui traversent les principaux compartiments de la vie sociale – notamment le monde du travail.

A égalité de formation scolaire et/ou universitaire et à performance professionnelle comparable, les individus ne semblent pas également soumis aux critères habituels de recrutement ou d’évaluation professionnels. Sans disposer d’études précises en la matière, la tyrannie du phénotype se situe encore trop souvent à la source de bien des trajectoires individuelles.

Compte tenu de la concentration des personnes de couleur dans des espaces de relégation sociale, il n’est pas étonnant qu’elles soient doublement frappés par leur disqualification sociale que redouble leur disqualification raciale, la seconde n’étant pas pour autant réductible à la première. Maintes fois observées, la « racialisation » des rapports sociaux et la ségrégation urbaine marchent de pair, en favorisant le verrouillage des perspectives d’avenir de populations assignées à des destins sociaux écrits d’avance.

– En troisième lieu, l’emprise du passé colonial dans les consciences du présent, c’est-à-dire l’inertie de cadres de pratiques et de représentations qui ont survécu aux conditions (historiques) de leur naissance, en gouvernant les comportements sinon les attitudes des français de souche européenne par rapport à leurs compatriotes de souche non européenne, d’emblée perçus comme des étrangers avec les connotations généralement attachées à cette qualité.

L’apparence physique apparaît alors le support d’une histoire incorporée qui surdétermine en permanence son titulaire dans la vie sociale tandis que la rhétorique républicaine la toise au nom de son indifférence à la couleur des citoyens. Or, l’histoire de la France républicaine n’a pas toujours su éviter les travers s’une conception raciologique de la nation.

– En dernier lieu, la faible organisation de la population française et étrangère de couleur, extraordinairement éclatée en de multiples associations segmentées et disséminée dans la périphérie des grands centres urbains, n’a pas rendu possible l’apparition de leaders représentatifs susceptibles d’offrir aux pouvoirs publics une médiation crédible dans la régulation de certains conflits sociaux. Paradoxalement, la population française de couleur tend davantage à se fondre dans la masse de ses compatriotes de souche européenne en revendiquant son droit à l’indifférence afin de conjurer la permanence pesante de mécanismes d’assignation à la différence.

Contrairement à trop d’analyses hâtives, la mobilisation récente d’une minorité de français de couleur traduit moins un rejet de l’idéal républicain que la mise en forme ethnique de revendications fondamentalement égalitaristes insatisfaites. o Quelles perspectives d’action ? Une fois admis le caractère aussi aléatoire que normatif de tout exercice prescriptif, des hypothèses explicatives précédentes découlent logiquement quelques recommandations pratiques.

A défaut d’un programme de mesures détaillées encore indisponible, on se limite ici à la formulation de quelques orientations pour le renforcement de l’action des pouvoirs publics comme pour la mobilisation stratégique des groupes sociaux concernés. Dans cette optique, quatre axes prioritaires peuvent être identifiés :

– Tout d’abord, un engagement associatif et/ou politique accru des personnes de couleur dans les structures de militantisme moral (L.D.H, MRAP, LICRA, SoS Racisme) ou dans les formations partisanes classiques me paraît susceptible de favoriser la mise à l’agenda d’actions de sensibilisation du public à des formes de discrimination quotidienne qui ne sont pas toujours perçues à leur juste mesure dans la société française.

A ma connaissance, les nationaux de couleur ne sont pas suffisamment nombreux dans ces associations volontaires alors même qu’ils sont potentiellement des victimes désignés du fait discriminatoire. Cette implication collective dans des structures puissantes et reconnues par les pouvoirs publics peut être combinée avec un investissement parallèle en vue de l’organisation des populations noires françaises au sein d’institutions spécifiques crédibles.

Toutefois, deux écueils doivent être évités : d’une part, la tentation d’un repli « communautaire » qui contredirait la promesse offrant à tous la perspective d’un destin commun ; d’autre part, la concurrence avec d’autres catégories de populations discriminées qui retournerait les uns contre les autres au lieu d’unir leurs efforts dans un combat partagé.

– En deuxième lieu, il paraît tout à fait indispensable d’organiser un travail de mémoire autour de l’esclavage, la colonisation et l’immigration qui, pour avoir été pendant longtemps refoulés parce que non assumés par la République, n’en sont pas moins constitutives de l’histoire nationale ; et, à ce titre, ce passé peu glorieux appelle la rupture d’un silence pesant. Dans cette optique, les dispositions actuelles des pouvoirs publics ne sont pas défavorables : une loi reconnaît désormais la traite négrière et l’esclavage comme des crimes contre l’Humanité, un musée de l’immigration doit ouvrir ses portes en 2007 et certaines pages de l’histoire coloniale (guerre d’Algérie, la question des Harkis, le martyr des tirailleurs sénégalais etc..) s’entrouvent progressivement.

Cependant, beaucoup reste encore à faire pour combattre l’ignorance et lutter contre l’indifférence. Parmi d’autres, un musée et/ou un mémorial autour des traites négrières et de l’esclavage constituerait un outil pédagogique fort utile en même temps qu’il comblerait les « trous » de la parole républicaine, en apaisant également la mémoire blessée d’une composante de la communauté nationale.

De même, il apparaît indispensable d’organiser une mémoire du colonial qu’on ne peut indéfiniment mettre en parenthèse alors même qu’elle traverse l’histoire nationale sur plusieurs siècles et sans laquelle on ne peut pleinement appréhender l’immigration en France. Sur au moins ces trois fronts, il y a un travail considérable devant nous et il n’y a guère à attendre d’avancées rapides sans une mobilisation continue de groupes organisés mêlant indistinctement des militants de toutes origines.

– En troisième lieu, le renforcement des politiques de lutte contre les discriminations passe aujourd’hui par la mise en place de dispositifs de monitoring indispensables pour à la fois mesurer l’efficacité des mesures mises en œuvre et procéder aux aménagements inévitables. Diverses instances existent déjà dans le paysage institutionnel français sans que la situation n’ait pu évoluer sensiblement sur le terrain.

Au moment où un nouvel organe se met en place (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), il paraît donc urgent de veiller à son articulation vertueuse avec les institutions plus anciennes ainsi qu’avec les institutions « généralistes » sans lesquelles il n’y a guère à espérer de progrès. A l’évidence, les pouvoirs publics communiquent davantage sur cette question des discriminations qu’ils ne s’en saisissent « à bras le corps ».

Dans ce domaine, le « faire savoir » est illusoire s’il ne s’appuie pas sur un « savoir faire » quotidien. D’où l’enjeu de prévoir des dispositifs d’évaluation permettant d’apprécier l’adéquation des moyens déployés par rapport aux objectifs poursuivis. – Enfin, le redéploiement des politiques d’égalité des chances – qui appelle donc une relance vigoureuse de politiques antidiscriminatoires interministérielles, adaptées et élargies – ne pourra guère aboutir à des résultats probants sur le terrain s’il n’est pas combiné avec une campagne nationale de mise en valeur de la diversité ethnique et culturelle de la population française contemporaine.

Tant qu’un national de couleur ne sera pas perçu par ses compatriotes de souche européenne comme un français comme les autres, il est vain de croire que le fait discriminatoire reculera comme par enchantement. En dernière analyse, la lutte contre les discriminations et pour l’égalité se rapporte autant à une question de justice démocratique qu’au débat récurrent sur l’identité nationale.

D’un côté, l’idéal républicain célèbre, en théorie, une France universelle et abstraite, celle de la communauté des citoyens, fatalement désincarnée. De l’autre, l’histoire nationale lui attribue une incarnation physique concrète qu’exprime un éventail fermé de phénotypes associés, en pratique, à la chair et au sang de la francité.

Ce jeu équivoque d’une rhétorique républicaine, officiellement aveugle aux différences des citoyens, combiné officieusement avec une conception de la nation qui n’est pas « exempte de toute identification en termes raciologiques et culturels » peut-il se poursuivre indéfiniment ? Cette question ne se pose pas seulement, tant s’en faut, pour la France. Elle n’en constitue pas moins le noeud gordien de pratiques discriminatoires qui gangrènent la société en soumettant ses idéaux à rude épreuve. Ou leur superbe isolement ! Sandrine Lemaire « Du mulâtre au chabin : hiérarchie raciale, images coloniales et imaginaire d’aujourd’hui sur les Antilles françaises », communication au colloque L’héritage de l’esclavage et de l’émancipation en Europe et en Amérique, Saint-Claude (Guadeloupe), 9-11 mars 2001, 11 pages.

Edwy Plenel « La fracture coloniale » Le monde 2, février 2005, page 2. Voir Michel-Rolph Trouillot The Silencing of the past. Power and the Production of History, Boston : Beacon Press, 1995 ; Myriam Cottias “Le silence de la nation. Les “vieilles colonies” comme lieu de définition des dogmes républicains (1848-1905)”, Outre-mer, T.90, N° 338-339, 2003 : 21-45. Benjamin Stora « Les aveux les plus durs. Le retour des souvenirs de la guerre d’Algérie dans la société française » dans Patrick Weil Stéphane Dufoix dir. L’esclavage, la colonisation et après.. Paris, PUF, 2005 : 585-599. Lire Jean-Michel Chaumont La Concurrence des victimes. Génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 2003. Parmi d’autres, citons le Collectif des fils et filles d’Africains déportés (COFFAD), Mouvement pour la Justice et la dignité, le Comité pour la Marche du 23 mai 1998

A titre d’information, elle a été précédée par la loi n° 83-550 du 30 juin 1983 relative à la commémoration de l’abolition de l’esclavage qu’elle modifie par son article 4. Sur ce point, l’excellent article de Myriam Cottias op.cit. Voir Philippe Poutignat et Jean-François Streiff-Renard Théories de l’ethnicité, Paris, PUF, 1995 ; Marco Martiniello L’ethnicité dans les sciences sociales, Paris, PUF, 1995 ; René Otayek Identité et démocratie dans un monde global, Paris, Presses de Sciences Po, 2000 ; Michel Cahen, L’ethnicité politique. Pour une lecture réaliste de l’identité, Paris, L’Harmattan, 1994. Voir David Beriss,” Culture-as-Race and Culture-as-Culture. Caribbean ethnicity and the ambiguity of Cultural identity in France” French Politics Culture and Society, volume 18 (n°3) Fall 2000, 18-48. Philippe Dewitte dir. Immigration et intégration :l’état des savoirs, Paris : La Découverte, 1999. Voir Michèle Tribalat Faire France.Une enquête sur les immigrés et leurs enfants, Paris : La Découverte, 1995.

On peut se reporter utilement à Claude Bébéar Des entreprises aux couleurs de la France Paris : La documentation française, 2004 ; colloque « Image et place de la femme noire en France », Réseau Francophone des Femmes d’Affaires Noires (RFFAN), Sénat, 17 mars, 2005 ; Samuel Thomas Rapport sur la discrimination à l’embauche, Paris, 21 mars 2005 (remis au président de la Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité) ; Rapport annuel de la Commission nationale consultative sur les droits de l’Homme (CNCDH), Paris, remis au Premier ministre le 21 mars 2005.

Parmi de trop rares références, Philippe Dewitte (« Questions d’images. Contribution pour une réflexion sur la place des Africains noirs en France », inédit, 2004), Philippe Dedieu (« L’impérialisme de la voix. Théâtre français en Afrique et comédiens africains en France » dans Patrick Weil et Stéphane Dufoix op. cit.) et la thèse en cours de Marie-France Malonga (L’image du noir dans l’audio-visuel français ). Voir La diversité culturelle à la télévision, Paris, rapport du Haut Conseil à l’intégration au Premier ministre, 17 mars 2005. Philippe Dedieu op. cit. page 340-341. Philippe Dedieu op. cit. page 339. Les députés européens Harlem Désir et Fodé Sylla sont d’anciens présidents de SOS Racisme dont le Parti socialiste a su tirer parti sans pour autant participer à leur « révélation ». Paris, Seuil, 1977-2004. Edwy Plenel « la Fracture coloniale » Le Monde 2, février 2005, page 2.

Parmi d’autres indicateurs, la France de 2005 compte plus d’un million de bénéficiaires du revenu minimum d’insertion. Contrairement au courant théorique dominant la sociologie française dans ce domaine de recherches. Eric Maurin Le Ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Paris, Seuil, 2004. Lire sur ce point Patrick Weil Qu’est-ce qu’un français ? Histoire de la nationalité française depuis la Révolution française, Paris, Grasset, 2002. Sur ce point, voir Fred Constant La Citoyenneté, Paris, Montchrestien, 2000 et Le Multiculturalisme, Flammarion, 2000. René Otayek « Le débat français sur la citoyenneté et ses implications en termes de perception de l’Autre », communication présentée au xixème congrès de l’Association Internationale de science politique, Durban, 29 juin-4 juillet 2003, page 7. A ce propos, il convient de relativiser l’opposition canonique (au moins depuis Renan) entre une nation française politique et contractuelle et une nation allemande ethnique et culturelle. A l’évidence, il y une dimension ethnique

 Fred Constant

 

 

source :  http://www.udmn.fr/article.php?article_id=12