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Martinique : Allocution pour la commémoration du 22 Mai 1848

 

Le 22 mai 2008, en Martinique, à Fort-de-France sur la place Abbé Grégoire, l'historienne Elisabeth Landi conseillère municipale de la ville capitale donne du sens à la mémoire en marchant dans les pas de l'abolition de l'esclavage : « Général, Intendant, Gouvernement, Conseillers et autres Particuliers, nous savons que nous sommes libres et vous souffrés que ces peuples rebelles résistent aux ordres du Roi.
Eh, bien ! Souvenez-vous que nous Nègres, tous tant que nous sommes, nous voulons périr pour cette liberté, car nous voulons et nous prétendons de l’avoir à quelque prix que ce puisse être, même à la faveur de mortiers, canons et fusils.
…/… Car il en sortira avant peu, si ce préjugé n’est pas entièrement anéanti, autant d’une part que de l’autre, des torrents de sang qui couleront aussi puissants que nos ruisseaux qui coulent le long des rues. »

En août 1789, les esclaves de St-Pierre de la Martinique avaient prononcé une parole prophétique. Ils avaient eu connaissance de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen et ils criaient aux autorités  qu’ils étaient des Hommes, qu’ils avaient des droits et que ces droits étaient égaux pour tous. Ces esclaves devenus citoyens de la Caraïbe réussirent par leurs actes à transformer l’Europe et les Amériques. Ces esclaves insurgés ont offert un nouveau contenu à l’universalité abstraite du langage des droits en réclamant la citoyenneté républicaine et l’égalité raciale.

Soixante ans plus tard, en mai 1848, le 22 mai 1848, les esclaves de St-Pierre répondaient eux aussi aux autorités. Ils leur dirent qu’ils connaissaient les décrets du 4 mars et du 27 avril, qu’ils connaissaient les circonstances dans lesquelles ils avaient été décidés et qu’ils avaient tout lieu de prendre les choses en main pour décider de leur destin.

Le premier historien martiniquais à avoir parlé des lettres des esclaves d’août 1789 est Aimé CÉSAIRE. Le premier historien à avoir donné du sens au 22 mai est Aimé CÉSAIRE.

Les deux événements se répondent et entrent en résonance avec l’histoire de ce peuple dans sa lutte pour la reconnaissance de sa dignité, de sa liberté, de son humanité.

Dans les deux cas, c’est bien la conscience du Nous collectif qui interpelle Aimé CÉSAIRE.

« Les esclaves mûris par la souffrance, les nègres étaient prêts, de tout temps prêts. On peut même affirmer que dans la société coloniale, ils étaient les seuls vraiment prêts et les seuls aptes à comprendre en profondeur la Révolution. À l’annonce de la prise de la Bastille, les esclaves de la Martinique, dans une lettre insolente adressée au Major commandant de la ville de St-Pierre, situèrent leurs revendications au niveau le plus haut, la liberté  et immédiatement. »

Ces mêmes esclaves un demi-siècle plus tard prirent l’initiative de répondre par la révolte au Directeur de l’Intérieur Husson, à sa fameuse proclamation bilingue en français et en créole et à tous ceux qui préconisaient à leur intention la patience, le calme, l’ordre et le travail.

Là encore, c’est Aimé CÉSAIRE qui donne la clé de lecture et ce dès 1948. Ils avaient assez patienté …

« On le voit. Seule la force révolutionnaire pouvait contenir la contre force révolutionnaire.

C’est à la Martinique que les forces populaires entrèrent en action. Le 22 mai, des attroupements se forment à Fort-de-France. Des émeutes éclatent dans le Sud de l’île. Dans le Nord, à Trinité, les esclaves descendent des mornes et se portent sur le bourg. D’heure en heure le flot de l’insurrection monte. Au Prêcheur, c’est déjà la bataille. À St-Pierre, l’incendie.

Une vingtaine de maisons en flammes, 30 tués, la menace d’un soulèvement général, la décision des insurgés eurent raison des résistances de la bourgeoisie. Et c’est elle-même qui supplia le gouverneur, de prendre avant même l’arrivée des instructions de Paris, un arrêté d’abolition immédiate de l’esclavage.

Le 23 mai, l’esclavage était aboli à la Martinique. La clairvoyance et l’obstination de Schœlcher avaient donné le branle de la liberté.

L’impétuosité nègre fit le reste. »

Ainsi, malgré les apparents silences, les apparents renoncements des esclaves, malgré les conseils de patience, d’espérance, d’union dans l’ordre et dans le travail, les esclaves ont montré :

– Que leur conscience et leur humanité étaient montées à un étiage sans précédent.

– Que depuis la révolution de St-Domingue, ils avaient posé le problème de la contradiction de la Déclaration des Droits de l’Homme dans le monde colonial et esclavagiste.

– Que depuis 1791, 1793, 1794, ils avaient montré la voie de l’humanité et de l’universel accomplissement de l’application de ces droits dans la Caraïbe, à St-Domingue, notre matrice, en Martinique et en Guadeloupe.

– Que 1802 et le sacrifice de Delgrès n’avaient pas été vains en offrant sa vie à l’Univers entier dans le dernier cri de l’Innocence et du Désespoir.

– Que 1848 serait le point définitif d’une longue marche du peuple à la reconquête de sa dignité toujours dénuée mais jamais perdue.

Alors ? Quel 22 mai commémorons-nous ce soir, quelle mémoire commune partageons-nous ensemble ?

Oui, Nous commémorons la conscience d’un peuple, acquise dans les fondements de l’affirmation des idéaux républicains de liberté et d’égale dignité et ce dès 1789.

Oui, Nous commémorons la mémoire de ceux qui se sont battus pour que naisse une société fondée sur la conviction que ces idéaux de l’universalisme doivent s’incarner dans la chair, dans l’esprit, dans l’âme des peuples de la Caraïbe et de l’Amérique, d’Haïti, de Trinidad, de Cuba et du Brésil, ici présents et que nous saluons.

Oui, Nous commémorons le combat de Camille DARSIÈRES, d’Aimé CÉSAIRE et de la Ville de Fort-de-France pour faire du 22 mai un jour férié depuis 1971.

Comme nous l’indique la statue de Kho-Kho inaugurée par Aimé CÉSAIRE en 1971 où le « Nègre n’est plus l’objet mais le sujet, où il ne reçoit plus la liberté mais où il la prend, où une grande Négresse, l’arme à la main soutenant son enfant blessé peut-être mort, ne pleure pas mais se bât. »

Comme ce soir le combat entre Shango et Oghun, les dieux tutélaires Yoruba de la guerre et de la foudre, ceux qui nous inscrivent dans l’imaginaire recomposé de nos cultures de la rencontre, de l’échange et de l’hybridité, ceux qui nous révèlent la profondeur des racines souvent enfouies et enfin écloses.

Le grand spectacle que le SERMAC nous offre ce soir prend appui sur ces « mythes fondateurs » et leurs survivances multiples dans la Caraïbe. « Des cales du bateau négrier » en 2005 jusqu’à « l’arrivée dans les colonies et à l’émergence d’une identité originale » en 2008, nous saluons déjà la performance de l’équipe du SERMAC emmenée par sa Présidente, Me Danielle MARCELINE, les nombreux artistes talentueux et les jeunes des quartiers de Fort-de-France et de la Martinique.

Oui, Nous commémorons l’accomplissement d’une longue histoire inédite née dans la souffrance et l’humiliation mais transmuée à l’aune de nos résistances.

Car il est bien dit que :

« L’admirable est que le Nègre ait tenu

Beaucoup mouraient, les autres tenaient

Comment ?

Par la bonté nègre, qui fait que toujours l’un fortifia l’autre

Par l’imagination nègre qui toujours leur présenta à portée de main, la liberté

Par l’amour de la vie et l’humour nègre qui les rendit toujours supérieurs à leur condition et toujours juge de leurs maîtres. »

Oui, nous commémorons ce qu’Aimé CÉSAIRE appelait de ses vœux :

« Vous savez que ce n’est point par haine des autres races

Que je m’exige bêcheur de cette unique race

Que ce que je veux

C’est pour la faim universelle

Pour la soif universelle

 

La sommer libre enfin

De produire de son intimité close

La succulence des fruits ».

 

Je vous souhaite une bonne soirée.

 

© Elisabeth LANDI.

 

Extraits de :

Aimé CÉSAIRE, « Toussaint Louverture. La Révolution française et le problème colonial », Livre Club Diderot, 1960.

Aimé CÉSAIRE, Introduction à « Esclavage et colonisation », PUF, 1948.

Aimé CÉSAIRE, Discours « Notre 22 Mai », Brochure du PPM, Fort-de-France, Mai 1971.

Aimé CÉSAIRE, « Cahier d’un Retour au Pays Natal », Présence Africaine, 1971.