Bondamanjak

Une approche anthropologique du contexte de la révolte

Plus tard, 1848, c’est l’abolition définitive. Le contexte tel qu’il est fantasmé présente cet évènement fondamental et fondateur sous un jour différent. L’esclavage n’a pas été aboli par un soulèvement général d’une population. La liberté a d’abord été concédée par la République, le maître blanc fantasmé, c’est un fait établi historiquement – bien que contesté et c’est leur droit par des auteurs – et exprimé par la formule lapidaire : « A pa Schoelcher ki libéré Nèg ! ». Les révoltes d’esclaves ont accéléré l’aboutissement d’un processus d’émancipation déjà enclenché, que des penseurs et des êtres éclairés avaient contribué à mettre en œuvre.

Révolte et opposition au pouvoir dans un cas (c’est le soulèvement de la Guadeloupe en 1802 avec la rébellion conduite par Louis Delgrès) acceptation et concession d’un nouvel état en 1848 malgré des sursauts de révolte (émeutes à Trois Rivières, Guadeloupe, par exemple).

Nous vivrions ici dans une société analogue dans son fonctionnement à l’une de celles que l’ethnopsychiatre G. Devereux a étudiées et qualifiées de sociétés « pathologiques normales ». C’est à dire une société dans laquelle la névrose collective établit la normalité des comportements. L’une des différences entre la constitution de la société Guadeloupéenne et celle de la Martinique provient des conséquences sur sa formation sociale de l’absence de l’épisode révolutionnaire conduit par Victor Hugues, celui du soulèvement de Delgrès et le traumatisme d’un rétablissement de la servitude. Les différences de structure sociale entre ces deux sociétés insulaires n’excluent pas les ressentiments et l’ambigüité des relations inter communautaires en Martinique dus à la présence toujours tangible d’un groupe endogame, descendant des colons. Ce groupe qui assoie sa légitimité sur l’antériorité de l’occupation d’un territoire conquis, comme pendant des centenaires d’autres groupes l’ont fait avant lui, a engendré une société métisse avec laquelle il entretient des relations de haine et d’amour dont la complexité n’a rien à envier à celles d’autres sociétés pluriethniques.

En Guadeloupe, la position du groupe des blancs créoles est différente. Ils ne sont pas perçus comme étant au sommet de la pyramide sociale et économique. Ils sont guadeloupéens, historiquement là, et peut-être même que leur statut de survivants des révolutions de 1774 et 1802 concourt à leur faire reconnaître leur légitimité dans une société qui est sans homogénéité, sans classes définies, sans stratifications affichées. La caractéristique de la Guadeloupe, me semble-t-il, est d’être constituée de groupes ethniques, de communautés. Ces groupes, les Indiens, les Syro-libanais, les Blancs-créoles, les Métropolitains, les Haïtiens et depuis quelques années les Juifs d’Afrique du Nord, se côtoient et se mélangent, peu ou pas du tout. Cette hétérogénéité sur un territoire éclaté sur plusieurs îles est sans doute l’un des facteurs qui explique l’absence de projet d’ensemble pour la Guadeloupe. Chaque élu ne pense qu’à ses échéances électorales et met en œuvre une politique à courte vue, quand la motivation d’une élection ne serait pas les perspectives de l’enrichissement personnel toujours possible que confère la détention du pouvoir au détriment de l’intérêt général du pays. C’est pourquoi la question de l’indépendance n’est pas à l’ordre du jour. La population a une vision négative de ses élus alors qu’elle constitue la clientèle de la classe politique qu’elle met au pouvoir, dont elle sollicite les faveurs et l’octroi de privilèges. Le revendication évoquée d’un changement de statut, sous jacent au discours, comme remède à tous les maux, solution à tous les problèmes est actuellement, une autre ruse. S’agit-il-pour la Guadeloupe du statut politique qu’il faut revoir, ou plutôt d’une forte demande de changement de statut social, de respect, que réclame la population toute entière ? N’avons-nous pas entendu à maintes reprises au cours des négociations : « Respectez-nous » ?

Le Ministère des DOM TOM de la rue Oudinot ne se trompe-t-il pas ? A-t-il une vision claire de l’Outremer. Le pouvoir central d’une France perçue d’ici comme lointaine, blanche et dominatrice, s’oppose point par point à l’image idéalisée d’une Caraïbe proche, noire et libérée. Il n’y a pas l’Outremer des Départements Français d’Amérique, DFA. Il y a des Outremers. Ce sont trois pays, la Guyane, la Guadeloupe et la Martinique, avec trois structures sociales et trois histoires différentes. Le reconnaître marquerait un respect pour les populations de ces trois DFA et la reconnaissance de leurs identités particulières. Alors, si ce qui est dit n’est pas ce qui est signifié, le succès d’une chanson qui défie toute les ventes au hit parade des chansons en créole en cette période de grève générale et de fortes revendications, traduit bien ce qui n’est pas exprimé. Si on continue à emprunter le chemin du langage camouflé, on découvre alors que l’abolition de l’esclavage est une réalité admise contre laquelle on ne peut pas aller. Les faits sont là dans leur réalité. Personne sur le territoire de la République française n’est encore maintenu en esclavage. Cette situation serait perçue comme effroyable car elle ne peut pas être changée. Personne n’est plus esclave, et contre quoi pourrions-nous nous insurger, contre qui pourrions-nous nous révolter ?

Il semble alors apparemment possible de saisir ce qu’exprime profondément et tragiquement la chanson de Jocelyne Labille. Ce serait le désamour pour eux-mêmes des individus qui composent notre société post esclavagiste. Le, Je n’aime pas le, Moi. Je ne m’aime pas. Je suis un Noir. C’est là, sur cette question, – comme l’a montré l’anthropologue Jean Luc Bonniol dans son ouvrage « La couleur comme maléfice » – d’être différent du « Blanc », qui reste chaque fois la référence en tant qu’individu et comme couleur. C’est autour de la question de couleur que se situe le point de convergence de toutes les contradictions de notre société, le cœur du problème social. Ce qui est exprimé dépasse ce qui est pensé et autocensuré.

Le langage devient précis, car l’expression dans sa réalité n’est pas l’expression du : « Je suis descendant d’esclave », mais bien celle d’un imaginaire rendu réel et actuel : « Je suis fils d’esclave ». Autrement dit, moi en tant qu’individu, je me perçois comme étant dans la relation d’immédiateté qu’établit le lien père-fils, celle d’un père présent et esclave. La notion de père présent semble contradictoire et devoir s’opposer à la réalité sociologique d’une société matrifocale au sein de laquelle le père est absent ou relégué au rang de géniteur. C’est aussi un des points sur lequel il faudrait s’attarder pour l’englober au sein d’une analyse plus vaste.

Le fait historique est aboli au profit d’une réalité actuelle. Dans l’expression orale, les discours, les revendications, on parle de l’esclavage pour n’avoir pas à accepter la réalité d’un fait perçu comme une souillure indélébile qui, elle, ne peut pas être lavée, celle de se situer dans la lignée d’une descendance d’asservis. Ce fait, être le descendant d’êtres humains chassés, capturés, déportés contre leur gré, vendus, réduits en esclavage, considérés comme des biens meubles, est vécu comme une souffrance permanente et odieusement insupportable. Il occulte toutes les autres situations qui permettraient à l’inconscient collectif de faire le travail nécessaire d’une psychothérapie de groupe. C’est pourtant peut-être ce qui se passe en ce moment avec la libération de la parole à laquelle on assiste. Jamais on n’a autant échangé, confronté d’idées, de façon affichée ou de façon anonyme par le truchement d’internet. L’écrivain Ernest Pépin l’a fait, l’un des tout premiers après le professeur de philosophie Jacky Dahomay, qui a pris position par un article paru dans la presse locale dès le début des évènements. Il n’en reste pas moins qu’à aucun moment autant de personnes ont laissé si librement cours à leur besoin de s’exprimer, d’évacuer un mal-être. Nous vivons un mai 68 guadeloupéen.

Cette libération de l’expression de toutes les frustrations par la grève générale pourrait entraîner, et on doit l’espérer, la fin de ce repli confortable dans la rébellion d’un état névrotique que l’on pourrait qualifier d’infantile. Ecartons d’emblée le cliché du Noir grand enfant que laisserait supposer l’emploi du qualificatif « infantile ». Utilisé dans un contexte d’examen des manifestations discursives d’une crise sociale, avec les outils que fournit l’anthropologie, il se réfère à la phase d’opposition par laquelle passent tous les êtres humains quand ils grandissent. A un moment donné de leur existence, pour mûrir, pour affirmer leur personnalité, ils doivent s’opposer à l’autorité, quelle qu’elle soit. C’est la période du refus de céder, du non ! Alors, la rupture de négociations dont on rejette la responsabilité sur l’autre partenaire au risque d’entraîner des dommages irréparables, économiques et sociologiques, sur une société déjà fragilisée par un coût de la vie contre lequel elle s’insurge, la mise en cause de l’action de l’Etat pour faire respecter la libre circulation des personnes par la destructions de barrages érigés par des adolescents révoltés, trouverait peut-être ses fondements psychologiques dans un système traditionnel d’éducation de l’enfant. N’alterne-t-il pas permissivité la plus totale et ferme répression, soudaine et imprévue, le châtiment corporel, le coup de ceinture ? Une personnalité solide ne peut pas se construire sans la frustration dans l’enfance des désirs, et sans les limites qu’impose l’éducation à la vie en société, quelle que soit la société, sa localisation et sa culture. L’absence de bornes mises à l’infini possible du vouloir, débouche immanquablement sur l’insatisfaction perpétuelle.

Le slogan, refrain phare des manifestants du LKP, « »liyannaj kont pwofitasyon » » contre la vie chère, se situe lui aussi dans le registre du dit non dit. Ce slogan scandé, chanté par la foule des manifestants, rythme depuis un mois tous les déplacements du collectif : «La Gwadloup sé tan nou, la Gwadloup sé pa ta yo»… la Guadeloupe est à nous, la Guadeloupe n’est pas à eux ! Le « yo » qui se traduit par « eux » renvoie à un autre indéterminé. Les « eux » ne sont pas nommés. Eux, ne désigne personne en particulier. Il s’inscrit dans le registre d’une pensée somme toute commune à nombre de sociétés précapitalistes ou traditionnelles qui ont conservé des relations étroites avec leur environnement naturel. Dans ces sociétés, il est interdit de nommer une chose dangereuse, un être craint, sous peine de le faire apparaître. En Martinique, le chasseur ou le pêcheur d’écrevisses en forêt ne prononce jamais le mot « serpent ». Il parlera prudemment de la bête longue, d’une cravate pour le désigner. Le «yo» dans un climat de crise, de tensions inter ethniques ravivées par un reportage télévisé, «Les derniers maîtres de la Martinique», et commenté pour les propos racistes, inadmissibles, d’un membre de la communauté békée, désigne l’oppresseur, l’exploiteur, et met en garde. La Guadeloupe ne leur appartient pas, ils n’y feront pas ce qu’ils veulent.

On pourrait craindre que le slogan fédérateur du mouvement LKP ne se transforme et ne livre précisément à la vindicte populaire l’oppresseur, le colon toujours présent, le « blanc pays. La signification apparente esquive la confrontation. On ne dit pas : «La Gwadloup sé tan nou, sé pa ta zot», la Guadeloupe n’est pas à vous. On ne peut pas soutenir cette affirmation sans rentrer dans le champ ambivalent de l’admis et du contesté. C’est un fait que les blancs au 17° siècle, s’insérant au sein de la société des Caraïbes insulaires, qui occupent les îles depuis au moins 600 ans, avec violence en Guadeloupe, avec plus de douceur en Martinique, ont forgé ces pays. Ils l’ont fait d’abord en tant qu’engagés, les 36 mois, ou comme petits colons, les habitants, puis avec l’aide et l’exploitation d’esclaves. Personne pour l’instant ne veut transgresser le tabou de l’institutionnalisation des clivages sociaux historiques. Le langage camouflé permet un artifice pour rejeter l’animosité sur un objet caché, afin que chacun des protagonistes du jeu dramatique qui se déroule, s’exonère de la culpabilité de ne pas pouvoir entamer le dialogue. Se parler, se connaître conduirait l’une et l’autre communauté à apprendre à se comprendre, à abandonner les relations intransgressibles dans le registre du dominant/dominé, au profit de relations entre classes socialement différentes, qui seraient, elles, porteuses d’espoir et d’apaisement, car la mobilité sociale y aurait sa place.

On constate le repli grandissant d’une Guadeloupe sur elle-même, la montée de la xénophobie, les bouffées discriminatoires. Cette attitude de protection narcissique dans sa quête de construction, reconstruction, de son identité, exclue toute ouverture de la Guadeloupe sur le monde, d’accepter ce qui vient de l’extérieur et d’envisager avec réalisme un projet de société qui reste à élaborer et à bâtir. Il ne suffit pas de dire qu’il y a des jeunes diplômés et que l’on recrute des non guadeloupéens, façon déguisée de ne pas dire un métropolitain, un blanc, un « étranger ». Il conviendrait de s’interroger sur les raisons qui font que nombre de ces jeunes diplômés d’origine guadeloupéenne, quand ils reviennent au pays, sont rejetés. Beaucoup d’entre eux insérés dans la vie professionnelle dans l’Hexagone, n’envisagent même pas de revenir en Guadeloupe malgré le désir qu’ils ont de rapporter au pays leur expérience, leurs qualités. Ils sont ici considérés de façon méprisante, comme des « Bounty », noirs dehors, blancs dedans.

L’acceptation de l’histoire, du métissage culturel et biologique de la société qui compose la Guadeloupe, conduira peut être notre pays à se tourner vers l’avenir pour préparer et travailler avec réalisme et sans exclusion à ce désir contenu ou exprimé, un changement de statut. Ce qui est encore du domaine de l’utopie pourrait devenir alors une réalité tangible et offrir à toutes les composantes ethniques de la Guadeloupe, d’origine européenne, africaine, indienne, syro libanaise, pour citer les plus anciennes, qui chacune a sa justification historique de guadeloupéanité, un fonctionnement de société démocratique, respectueuse de toutes ses différences et résolument tournée vers le futur. Prendre une autre voie risquerait de nous conduire, après la destruction totale du tissu social, à rebâtir une société entièrement fondée sur les abus de toutes sortes, les passe-droits, l’instauration d’une nomenklatura et de ses gardes, autant de ces « pwofitasyon », que tous dénoncent aujourd’hui. La Guadeloupe comme sa parente proche et différente, la Martinique, doit devenir une île cannibale non pas pour dévorer tous ceux qui la gênent, mais au contraire où tout ce qui passerait à sa portée, courants littéraires, musicaux, plastiques… serait examiné, reniflé, capturé, transformé et assimilé pour créer un nouveau courant métis multiforme, une nouvelle créolité guadeloupéenne.

H. PR. le 17 février  

Henry Petitjean Roget Dpl. VI° section Sciences Economiques et Sociales 
 EHSS Paris.
Docteur en Préhistoire

Cette approche repose en grande partie sur les travaux de, Jean Benoist, Edith Kovacks-Beaudoux, Jean Luc Bonniol, A et J Petitjean Roget, Michel Giraud, Georges Devereux, Claude Levi-Strauss, Sydney Mintz, R et S Price …