Bondamanjak

Une collectivité unique pour faire quoi ? Contribution au débat public


La Constitution révisée le 28 mars 2003 a désormais offert la possibilité à la
Guadeloupe, à la Martinique et à la Guyane de faire disparaître dans la forme,
la région et le département pour permettre l’avènement d’une « collectivité
territoriale » nouvelle, appelée communément collectivité unique. La même
Constitution évoque également la création d’une assemblée unique qui procède de la
conservation de l’institution départementale et de l’institution régionale régie par une
seule assemblée ayant à sa tête un président. Mais dans le débat public, Le discours
savamment distillé laisse croire aux guadeloupéens qu’il n’existe qu’un seul choix : la
collectivité unique.
Une fois ceci entendu, la question qui se pose est la suivante : qui a décidé et choisi
que les guadeloupéens souhaitent en guise de transformation institutionnelle la
collectivité unique ? A quel moment il y a eu un débat public et populaire préalable
pour acter que c’est la collectivité unique qui emporte la conviction des
guadeloupéens ? La réponse est simple : il n’y en a pas eu.
C’est du reste le premier péché originel de cette affaire politique : l’immixtion dans
l’espace public de la thématique de la transformation institutionnelle sans évoquer tous
les choix qui peuvent s’offrir à nous. Par conséquent, il n’y a pas eu de consentement
préalable des guadeloupéens à la collectivité unique ou alors ce consentement leur
est volé comme un prédateur qui dispose de sa victime, préoccupé par son seul bon
plaisir.
Par ailleurs, quid d’une démarche pédagogique contradictoire, transparente pour
mettre à la disposition des citoyens tous les aspects d’une question aussi technique
dont les racines sont plongées dans le droit constitutionnel étudié en première année
de faculté de droit ? Rien.
En revanche, l’obsession de l’abolition du statut départemental peut donner lieu à une
méthode qui consiste à enrôler des sachant qui se dépouillent de leur devoir
d’objectivité et de prudence scientifique pour se mettre au service d’une cause
politique partisane.
L’obsession de la transformation institutionnelle
« Il faut que tout change pour que rien ne change » Giuseppe Tomasi Di Lampedusa

du département ? Quel sera le coût social de la transformation institutionnelle car il
faudra éliminer vaille que vaille les doublons ? Au bout de combien de temps la
nouvelle forme institutionnelle sera performante pour obéir à l’impérieuse nécessité de
la continuité des services publics que ne manqueront pas d’exiger les
guadeloupéens ? S’est-on renseigné pour savoir si les guyanais et les martiniquais
sont plus heureux depuis l’apparition de la collectivité unique ou allons-nous singer
comme des macaques décérébrés ?
L’évocation du seul registre idéologico-autonomisto-indépendantiste ne suffit pas pour
conclure à la disparition du statut de la région mono-départementale qui ressemble
trop, pour ses thuriféraires à ce qui se passe en France hexagonale et symbolise
l’assimilation coloniale. Dans ce contexte, on est en droit de se poser la question de
l’objectif final qui ne semble pas viser une contribution au bonheur du plus grand
nombre, l’expansion du progrès humain, social, culturel et économique pour le pays
de Guadeloupe mais de connaître de son vivant un grand soir, venant panser une
frustration de révolutionnaires devenus (es) gran moun.
Il s’agit tout à la fois pour des politiques engagés dans la vie politique de se voir un
jour devenir président de « la République de Karukéra ». L’ambition est belle si elle
sert les intérêts de la communauté tout entière. Sinon elle satisfait un ou quelques
égos qui est par trop souvent synonyme de chute collective. On a le droit légitime
quand on aime son pays de ne pas vouloir de ce scénario déjà largement répandu hier
et aujourd’hui sur la surface de la planète.
Le fake de l’unanimisme de la classe politique guadeloupéenne
« Gouverner, c’est mettre vos sujets hors d’état de vous nuire et même d’y penser » –
Machiavel, Le Prince
L’engagement est une vertu dont est paré le politique mais faire de la politique est
aussi affaire de malice permanente. En Guadeloupe, on pourrait recenser des élus en
activité ou éconduits par le suffrage universel qui, à l’époque de Chevry était Chevriste,
puis sont devenus Lurelistes, puis aujourd’hui autre chose. C’est un peu la traduction
de la société liquide dont parle Zygmunt Bauman : une société « en voie de
liquéfaction avancée », où les relations humaines deviennent flexibles plutôt que
durables, tant au plan personnel qu’au plan collectif.
Dans notre pays, cette manière d’agir possède un qualificatif précis et le guadeloupéen
sait le nommer (dirigonflis), car il peut l’être tout autant, à l’image de l’homo
économicus. Cette expression désigne en économie, l’homme rationnel qui utilise les
ressources dont il dispose de manière à en tirer la satisfaction (ou « utilité ») la plus
élevée possible.
Le dernier congrès tenu à la veille des élections sénatoriales a donné lieu à un
unanimisme d’apparence et ne manque pas de nous rappeler le cas Michaux-Chevry
qui, en 2003, croyait tenir toutes ses troupes aboutissant à la bérézina qu’on connaît,
annonciatrice en même temps du glas sonné de sa carrière politique. J’entends déjà
des voix de lecteur disant : le responsable c’est Lurel ! D’accord. Admettons.
Probablement. Vraisemblablement. Pas tout à fait. Bref, mais comment peut-on
soustraire du bulbe rachidien d’un politique rompu au goût de la conquête du pouvoir,
alimenté par le désir de grandir l’envie de tuer l’autre ? Bien heureusement,
politiquement entendons-nous. Celui qui tient le haut de l’affiche aujourd’hui, aura
beau collé dans son dos, toutes les plaques d’acier de l’épaisseur souhaitée pour
éviter les éventuels coups de dague, c’est un peu peine perdue, car c’est connu de

tous, la politique est aussi affaire de ruse, de malice, de coups bas, d’opportunités et
de traîtrises.
Dans, journal d’un écrivain, Fiodor Dostoïevski a écrit : « il existe une loi en politique
qui exige que deux voisins, quelle que soit leur mutuelle amitié du début, finissent
toujours par en venir à un désir, d’extermination réciproque ». Larifla et Proto, Lurel et
Gillot hier et vous connaissez la suite d’aujourd’hui.
« L’Etat mou » guadeloupéen
« Rien n’est plus dangereux que l’autorité en des mains qui ne savent pas en faire
usage » – Jean-Jacques Rousseau, Pensée d’un esprit droit (1826)
J’emprunte l’expression d’« Etat mou » à un spécialiste de la science politique d’origine
scandinave, Gunar Myrdal. Le titre de l’article paru dans la revue Tiers-Monde en 1969
est : « L’Etat mou en pays-sous développé ». Dans cette étude scientifique l’auteur
décrit les dérives des Etats nouvellement indépendants en Afrique, en Asie, au
Maghreb. L’aspect cocasse de cette histoire réside dans le fait que la description de
Gunar Myrdal peut valoir également aujourd’hui pour des démocraties occidentales
dont certaines connaissent aujourd’hui une forme de dépérissement.
Notre observateur décrit un système témoin de « l’extension de pratiques illégales
parmi les hommes d’affaires et le grand public ». Est aussi mise en lumière la
corruption à tous les niveaux de l’administration » qui introduit dans les structures
mentales de la population une forte défiance vis-à-vis du pouvoir politique.
Gunar Myrdal, dans son écrit traite tour à tour de ce que nous appelons en Guadeloupe
« le moun a moun », pratique très développé constitutif qui crée une difficulté dirimante
pour le plus grand nombre de quérir les bénéfices de la société auquel il est éligible,
surtout les plus pauvres et les moins éduqués.
Citons le clientélisme (système d’échanges interpersonnels non marchands de biens
et de services échappant à tout encadrement juridique, entre des individus), le
népotisme (abus qu’une personne en place fait de son influence en faveur de sa
famille, de ses amis), du clanisme politique ou religieux (comportement d’individus qui
recherchent l’intérêt de leur groupe sans tenir compte des règles sociales et des lois
de la société).
La ténacité de pareils comportements en Guadeloupe peut dissuader le guadeloupéen
qui en est victime de vouloir concentrer le pouvoir politique entre les mains d’un seul
ou d’une seule. Il pourra légitimement se poser la question de l’avantage collectif en
participant à l’institution d’un tel système concentrationnaire, dans le sens où les
recours efficaces risquent d’être cruellement absents.
En effet, cette appétence pour la concentration des pouvoirs (agoulougranfalisme) est
réelle en Guadeloupe. Pourquoi tous les présidents des communautés
d’agglomération sont des maires et jamais des adjoints ? Pourquoi un exécutif
départemental régional ou départemental cumulerait ces fonctions avec celles de
président d’une communauté d’agglomération ? Pourquoi un président de
communauté d’agglomération doit aussi être président d’un syndicat mixte ? etc. etc.

L’absence de projet guadeloupéen : le trou béant
« Le sondage est devenu une sorte de réalité supérieure, ou pour le dire autrement,
il est devenu vérité » – Milan Kundera
Le trou béant que constitue l’élaboration aboutie d’un projet solide et concerté est
remplacé par des slogans faciles : domicilier le pouvoir en Guadeloupe ; améliorer
l’efficacité des politiques publiques ou des formules tout aussi simplistes que : « an
vlé pa on lari a lè dépawtèman é on la ri a la réjion » ou encore « ou ja vwè on péyi
avè dé pwézidan », alors même que le bicéphalisme du pouvoir exécutif, le
bicamérisme du pouvoir législatif symbolisant l’exercice du pouvoir par deux entités
sont largement répandus dans le monde.
C’est un détail. Et encore, car on mesure l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir
concernant l’œuvre titanesque de la transformation institutionnelle et ou statutaire pour
obtenir la construction d’un édifice sérieux, à l’image de ce que savait faire en
architecture le talentueux Ali Tur.
Le monde étant devenu un cyclone presque permanent, on peut légitimement ne pas
vouloir pour son pays, une case faite de paille connaissant la vigueur du cyclone 28,
du cyclone Ines de 1966 et Hugo en 1989.
Par ailleurs, les études statistiques ne remplaceront jamais l’effort à fournir qui consiste
à rassembler, à convoquer tous les talents du pays (gran grèk ou pa), à débattre, à
proposer pour faire œuvre commune avec une vision prospective. La paresse du
débouya pa pèchè et le court-termisme (kÿok an blok) ne sont pas des compagnons
fiables. Or, la Guadeloupe sait faire beaucoup mieux puisque le génie guadeloupéen
est incontestable lorsqu’il privilégie le travail.
Enfin, comment peut-on soutenir aux citoyens de notre pays de Guadeloupe que la
seule apparition de la collectivité unique viendra faire taire le bruit des armes à feu qui
emportent dans la tombe nos jeunes hommes, réduira le nombre d’accidents, que la
seule collectivité unique mettra un terme à l’exil vers l’ailleurs incertain, à l’extrême
pauvreté et à un taux de chômage insolemment haut depuis trop longtemps ?
L’ouvrage d’envergure ne se construit pas dans la précipitation si on aspire au bon, au
grand et au durable. Domino ka rimé an pangal men i pa ka jouwé an pangal.

Pierre-Yves CHICOT
Professeur des universités
Avocat au Barreau de la Guadeloupe, Saint-Martin et Saint-Barthélémy
Consultant en politiques publiques/Formateur
Bibliographie : Pierre-Yves CHICOT Comprendre le fonctionnement des collectivités
territoriales de Guyane et de Martinique, Edition Nestor, 2014, 100 p.